La Quinzaine Littéraire, nº 486 – Paris, 1987
Cécile Tricoire s’ entretient avec Antonio Torres
“Une générarion dont I’esprit s’est éveillé au contact des écrivains nord-américains”
Auteur d’un livre bouleversant et remarquablement construit, Cette Terre, Antonio
Torres nos dit ici ses affinités littéraires, son métier et le rapport
particulier qui lie l’ écrivain brésilien à notre pays.
Antônio Torres – Venant d’une région du Nordeste, le sertao de
Bahia, je ne peux nier mes affinités littéraires avec le roman des
années 30, celui de Jorge Amado, Graciliano Ramos, Jose Lins do Rego et
Raquel de Queiroz. J’étais très jeune Iorsque j’ai découvert I’couvre
de Guimaraes Rosa et, tout de suite, je me suis identifié à son univers
linguistique, univers qui n’est autre que la langue de mon enfance.
Guimaraes Roasa a su recréer sur le plan littéraire, de manière
absolument magistrale, la langue du peuple rural brésilien.
J’ai subi d’autres influences comme celle de Clarice Lispector qui a
poussé l’introspection à un degré rarement atteint dans la
littérature brésilienne. Cette descente à l’intérieur de soi n’est pas
sans rappeler bien sur Machado de Assis, mais le voyage de Clarice
Lispector dans les souterrains de la subjectivité, est à mon sens un
voyage-limite. Clarice Lispector est sans conteste un des plus grands
écrivains contemporains. On a coutume de la comparer à Virginia Woolf,
mais j’ai le sentiment quant à moi que Clarice va encore au-delà.
La génération d’écrivains proches de moi, comme Autran Dourado, José
J. Veiga, Antonio Callado, Lygia Fagundes Telles par exemple, précède
de peu les gens de ma génération : Joao Antonio, Joao Ubaldo Ribeiro,
Ivan Angelo, Ignácio de Loyola Brandão, Raduan Nassar, Nelida Pinon,
Silviano Santiago. On peut dire de tous ceux-là qu’ils sont, comme moi,
soucieux de questions formelles, de conquêtes formelles : la technique
narrative nous importe tout autant, sinon plus, que la simple
narration. On peut ranger ce souci au rang des “savoir-faire
littéraires”, expression qui ne me satisfait pas beaucoup, mais je
crois que c’est plus profond. Mes livres sont un exemple de cette
recherche, de cette quéte. Ils sont “maigres”, non pas parce que
j’écris peu, mais bien pour la raison inverse : j’écris beaucoup pour
arriver à peu, et j’essaie de dire beaucoup à partir de ce peu. Je
réécris beaucoup plus que je n’écris. Mon intention est celle de
l’artisan que à force de travail fait dire aux mots plus qu’ils n’ont
coutume de dire. Ce travail de polysémie, d’ambivalence, on le trouve
d’un manière fantastique dans les textes de Machado de Assis et de
Clarice Lispector.
C.T. – D’où vous vient ce sens de l’économie du texte ?
A.T. – Probablement de mon métier de publicitaire : je suis obligé
de créer quotidiennement des histoires qui durent de 15 à 30 secondes,
pour la radio ou la tèlévision, où tout est dit en deux ou trois
lignes. J’ai un certain entrainement à la synthèse. Le journalisme aussi
m’a servi : saisir très rapidement ce qui se passe et le dire tout
aussi rapidement. Mais c’est encore plus contraignant dans la publicité
: quand mon texte est une dénonciation, par exemple, il emprunte la
violence du langage publicitaire mais, je dirais, subverti. Que vend la
publicité ? Le bonheur en conserve. Le roman, lui, rompt l’emballage
et révèle l’envers de l’afficho.
C.T. – Quels sont les écrivains français qui vous ont marqué ?
A.T. – Je ne connais pas bien la littérature française : les
auteurs que j’aime sont Jean-Paul Sartre, Stendhal – ah, Le Rouge et la
Noir! – Mais aussi Boris Vian et son langage poétique et quotidien
dans L’Ecume des jours. J’ai envie de lire Marguerite Duras – La
Douleur, l’Amant – et Nathalie Sarraute, même si je dois pour cela
vaincre mès idées toutes faites sur le nouveau roman français.
Surtout, je crois que j’appartiens à une génération dont l’esprit
s’est éveilléau contact des écrivains nord-américains. Bien sûr, je
rêvais comme tout le monde de m’asseoir au Café de Flore, mais c’était
pour y voir Fitzgeraid, Hemingway ou Henry Miller. Le Paris qui était
dans mês rêves d’adolescent provincial brésilien nous arrivait à
travers le regard des Américains. Certes, Sartre et Camus nous ont
marqués, leur existentialisme était pour nous un novel humanisme. Mais
nous avons surtout ressenti cette fascination pour la littérature
américaine : était-ce un simple volet de la puissance qu’exerçaient les
Américains sur tout le continent, au lendemain de la seconde guerra
mondiale? L’influence de leur cinéma, de leur musique? Sans doute tout
cela à la fois, mais c’est encore beaucoup plus un phénomène bien
particulier de la littérature américaine de l’époque : à savoir la
découverte qu’elle fait d’elle-même. C’est une littérature qui rompt
avec l’Europe et trouve son prope chemin intérieur à travers sa propre
géographie. Ceci nous a beaucoup attirés et concernés : le Brésil est
presque aussi grand que les Etats-Unis. Je me sens moi-même un écrivain
très brésillian, enraciné : mes racines sont la matière même de ma
création.
Avant d’écrire Cette Terre par exemple, j’ai fait deux longs voyages
en l’espace d’une année dans l’intérieur de l’Etat de Bahia. Il y
avait là bas un homme sur lequel je désirais m’informer, mais personne
ne voulait m’en parler, un homme qui était revenu un jour de Sao Paulo
dans son village, et qui s’était tué. Personne n’a voulu m’en parler
parce que la mort de cet homme a tué le rêve local: partir. A l’époque
j’ai eu l’impression d’un échec, l’impression que jamais je
n’arriverais à écrire ce livre. Jusqu’au jour ou je me suis rendu compte
que, au contraire le fait de n’avoir obtenu aucune information
concrète sur cet homme avait été décisif : j’avais été forcé de créer
un roman. Mes allées et venues dans cette région ont servi de substrat à
ce roman, même si elles n’y apparaissent pas explicitement.
Dans le Brésil rural de mon enfance, la musique tenait une très
grande place: celle en particulier des conteurs de foire, ces aveugles
qui, le chapeau à la main, chantaient “alegre sua alegria de tristeza”,
jusqu’á l’apparition de la samba urbaine et des formes les plus
récentes et les plus révolutionnaires de la musique populaire
brésilienne, celle de Chico Buarque, Caetano Veloso, Paulinho da Viola,
etc.
Le jazz negro-américain aussi a marqué profondément mon écriture.
Lorsque j’écoute du jazz, mon oreille intègre la notion de rythme d’une
phrase: Monk, Miles Davis sont des musiciens de génie. Le son de Miles
Davis arrache quelque chose en moi de très profond. Je voudrais no
faire qu’un avec le clavier de ma machine à écrire, comme ce musicien
fait corps avec sa trompette.
C.T. – Qu’est-ce que cela reprèsente pour vous cet accueil à Paris?
A.T. – Cela représente énormément: tout d’abord la chance d’être
lu, et c’est la plus grande joie de l’écrivain. Et puis peut-être
l’espoir que le Brésil ne soit plus vu seulement à travers des images
caricaturales: Pelé, samba, carnaval, cachaça, café… La littérature
brésilienne peut donner en France une idée moins sommaire et plus juste
de notre pays.
Je confesse qu’on m’a plusieurs fois invité aux Etats-Unis, à
Moscou, ailleurs, et que je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour y
aller. Mais si l’on m’invite à Paris, ma valise est prête le jour-même.
Je me sens bien ici. Cette attirance que nous avons pour la France
n’est pas toujours payée de retour, mais peu importe. Et comme le dit
Caetano Velosso:
“Caretas de Paris a New York
Sem magoas estamos ai”.
(Bien pensants de Paris et New York
Nous voilà, sans rancune).