Les fils hybrides du tissage de l’histoire dans O nobre sequestrador – Rita Olivieri-Godet

Les fils hybrides du tissage de l’histoire
dans O nobre sequestrador de Antônio Torres

Rita Olivieri-Godet
(Université Rennes 2)

Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même ; cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées.

Paul Ricoeur, Temps et récit

Dans la toute récente production littéraire brésilienne, publiée depuis les années 1990, l’inscription d’un référentiel historique permettant d’interroger la formation et le destin de la nation brésilienne, qui constituait jusqu’alors un versant important de cette production, laisse place à une représentation néo-réaliste des problèmes actuels des sociétés urbaines modernes. On observe que, dans le nouveau récit brésilien, l’espace de la ville cosmopolite disloque l’espace national. Les écrivains qui surgissent au cours de cette décennie se détournent de l’interrogation du passé historique pour saisir les phénomènes de société du temps présent. Néanmoins, si un autre rapport de la littérature à l’histoire voit le jour, on constate la persistance de la tendance à construire l’intrigue romanesque en s’appuyant sur la fictionnalisation de l’histoire brésilienne. Au tournant du siècle, la proximité des commémorations des 500 ans de la « découverte » du Brésil a remis à l’ordre du jour le débat sur la nation et éveillé l’intérêt pour la revisite du passé historique. La parution en 2000 de Meu querido canibal de Antônio Torres, récit qui met en question la place que la nation brésilienne réserve à l’Indien, s’inscrit dans ce contexte. Cet auteur poursuit l’interrogation sur les rapports entre l’histoire et la littérature, avec la publication de O nobre sequestrador (2003) dont l’intrigue prend pour référentiel historique un événement important de l’histoire brésilienne. Mon travail propose une réflexion sur l’écriture de l’histoire dans ce roman tout en questionnant les limites d’un modèle, celui du roman historique traditionnel.

Corriger, inventer, construire l’histoire

Dans ses deux récents romans, Meu querido canibal et O nobre sequestrador, Antônio Torres affiche d’emblée le désir d’interroger les rapports entre littérature et histoire, en choisissant de revisiter la vie de deux personnages historiques, ayant eu des rapports étroits avec la ville de Rio de Janeiro. Le premier roman met en scène Cunhambebe de la nation Indienne Tupinambá qui habitait la région de la baie de Guanabara lors de l’invasion française de Rio de Janeiro, en 1555, dans le cadre du projet de construction d’une France Antarctique sous le commandement de Nicolas Durand de Villegagnon. Le texte le plus récent s’inspire de la biographie de René Duguay-Trouin, corsaire du roi Louis XIV, qui, en 1711, assiégea pendant 50 jours la ville de Rio de Janeiro. Ces deux romans s’inspirent d’événements communs à l’histoire française et brésilienne et, pour construire leur intrigue, croisent des regards entre le Vieux Monde et le Nouveau Monde tout en s’interrogeant sur le sens d’une telle rencontre.

Les recherches que l’auteur a entreprises sur l’histoire du centre-ville de Rio de Janeiro sont à l’origine de l’écriture de ces deux romans qui partagent indéniablement des éléments communs et peuvent, dans un certain sens, être lus comme des textes complémentaires. Ils préservent néanmoins leur singularité dans le processus de textualisation du réel. Si l’histoire des vainqueurs reste la cible du regard critique des deux romans, ceux-ci ne la questionnent pas de la même façon ni avec la même intensité.

Dans Meu querido canibal, récit qui se sert largement de l’intertextualité pour reconstruire, dans un style à la fois dramatique et parodique, l’histoire de Rio de Janeiro au XVI e siècle centrée sur l’épisode de la conquête de la ville par les Français (1555-1560), il s’agit clairement de construire un texte visant à « corriger » une image de l’Indien Cunhambebe, marginale et marginalisée, omise ou déformée par la version officielle de l’histoire, en transformant Cunhambebe en héros national. C’est un narrateur passionné et indigné qui dénonce l’effacement de la place de l’Indien dans l’histoire et dans la société brésiliennes et qui entreprend la construction de ce héros marginal sur un ton polémique et provocateur qui soumet au raturage les pages de l’histoire. Le roman emprunte une voie parcourue par de nombreux récits historiques latino-américains, celle de la résistance aux représentations officielles et le plus souvent eurocentriques de l’histoire, une sorte d’anti-histoire construite à partir du point de vue des vaincus.

Avec O nobre sequestrador, le rapport du texte à l’histoire s’écarte de la dénonciation explicite. Le projet idéologique de l’œuvre semble en effet moins concerné par une pratique militante de raturage des pages de l’histoire et davantage impliqué dans la projection d’une « vision de l’Histoire qui travaille dans le texte qui est travaillée et produite par le texte ». Même si le texte souligne l’ambiguïté entre le rôle de héros et celui de vilain que l’on peut attribuer à Duguay-Trouin, selon que l’on se place dans une perspective de l’histoire nationale française ou brésilienne, le dialogue que la fiction entretient avec les pratiques discursives littéraires et historiographiques qui dressent le portrait de Duguay-Trouin et décrivent les circonstances de l’événement historique est moins polémique que celui entretenu par Meu querido canibal avec ses références textuelles. C’est l’idée que l’événement ne peut être référé que par le discours qui conduit le texte à exploiter les frontières entre les différentes formes de récits sur le fait historique, que ceux-ci d’ailleurs soient ancrés sur des conventions de ficcionnalité ou bien fondés sur celles de véracité. Le questionnement de l’histoire des vainqueurs ne se fait plus par le simple renversement de perspectives visant à corriger la version officielle. Il s’éloigne ainsi d’une structure dichotomique et privilégie une organisation plus atomisée du récit. La voix d’un narrateur passionné que le lecteur pouvait rapprocher de la perspective de l’auteur dans Meu querido canibal disparaît dans O nobre sequestrador et donne lieu à une instabilité des instances narratives plus radicale, les voix narratives et les perspectives se transformant et se multipliant d’un chapitre à l’autre. Je développerai dans un prochain travail la comparaison entre ces deux romans, pour essentiellement analyser ici, la façon dont O nobre sequestrador inscrit le discours de l’histoire dans le texte.

O nobre sequestrador et le tissage de l’(H)histoire

Il s’agit donc de détramer les fils hybrides, formés d’éléments empruntés à des sources diverses, que l’auteur a tissés pour construire son histoire, entendue ici à la fois comme diégèse et comme vision de l’Histoire. Une première question concerne la discussion autour du genre « roman historique », étiquette utilisée sans hésitation ni soupçon aussi bien dans les interviews de l’auteur que dans les comptes rendus rédigés par les critiques, lors de la publication du livre. Je dirai qu’il se dégage de cet épitexte public un sens conventionnel qui reconnaît comme roman historique tout récit fictionnel qui construit son intrigue autour d’un personnage ou d’un événement du passé. D’ailleurs, la couverture du livre multiplie les indices qui renvoient au passé, en superposant des images anciennes de la baie de Rio de Janeiro avec des vaisseaux et des forteresses, le tout surplombé par le portrait du capitaine corsaire Duguay-Trouin (1673-1736). Des interviews et comptes rendus où il est aussi question du long travail de recherche que l’écrivain Antônio Torres a été amené à accomplir pour écrire ce livre, il ressort une image de l’écrivain fouillant dans des documents anciens et se consacrant à la recherche sur le terrain de peur de commettre des erreurs concernant les données du contexte historique. En ajoutant à la table des matières et aux remerciements, une bibliographie dont la presque totalité des titres cités appartiennent à l’historiographie, l’organisation matérielle du livre souligne l’intention de rapprocher le travail de l’écrivain de celui d’un chercheur en histoire qui s’appuie sur des documents pour construire son récit. Dans cet effort de recherche d’informations accompli par l’auteur, aurait-il été lui-même victime de l’illusion réaliste pour évoquer fidèlement une époque lointaine ? Bien que par moments on aurait souhaité que cette fonction informative soit plus discrète dans l’économie narrative du roman, la lecture de cette œuvre pose sur d’autres bases que celles du roman historique conventionnel, le rapport de la fiction à l’histoire. C’est ce que cherche à démontrer l’analyse du processus de textualisation dans O nobre sequestrador.

Pour ce faire, je reviens à la couverture du livre, pour attirer l’attention sur le texte qui accompagne l’illustration. La présence d’une marque paratextuelle – roman – marque de fictionnalité, mise en évidence sous le titre O nobre seqüestrador (Le noble preneur d’otage), propose au lecteur un pacte romanesque, ne laissant aucun doute sur le registre, celui de la fiction, sur lequel il doit lire cette oeuvre. Contrastant avec l’illustration qui reproduit une image du passé, le titre met en avant un mot qui est ancré dans l’imaginaire collectif de nos sociétés actuelles, comme pour nous annoncer les tensions entre le passé et le présent, ainsi que les pratiques discursives historiques et littéraires qui s’affronteront tout au long du récit, dans cet espace de médiation que le texte littéraire inaugure. 

C’est donc en se plaçant à la lisière entre récit factuel et récit fictionnel que le texte va explorer les échanges réciproques et les frontières entre les genres, en choisissant de privilégier le récit d’une vie qui, comme le signale Dorrit Cohn, constitue « le champ générique où récits factuels et récits de fiction se rejoignent le plus ». Dans une première partie, « A estátua falante », le roman prend modèle sur l’autobiographie réelle de Duguay-Trouin, ainsi que sur les biographies de ce capitaine corsaire, pour les investir d’un sens nouveau. L’histoire de vie de ce corsaire et de l’assaut de Rio de Janeiro se dédouble en histoire de cette ville avec la violence comme fil conducteur. Elle permet également d’évoquer l’histoire des « villes historiques » françaises, Saint-Malo, La Rochelle et Rochefort. Mais, ce n’est pas tout. Le roman devient lui-même un des sujets de l’intrigue ; il met en scène sa propre histoire et projette dans son univers le personnage de l’écrivain.

La complexité de la mise en intrigue de ces éléments hétéroclites s’accentue avec l’instabilité des instances narratives dont les exemples les plus représentatifs sont d’une part la figure du narrateur qui se transforme tout au long du roman et d’autre part, les jeux de perspectives. Tous ces éléments favorisent une composition atomisée du récit qui exprime l’impossibilité de construire une image unique et cohérente du monde. Il met en scène l’affrontement entre différentes versions du réel, comme en témoigne la multiplication des voix narratives : celle du narrateur et personnage principal Duguay-Trouin (« A estátua falante ») dans une autobiographie fictionnelle qui s’écarte du modèle de l’autobiographie réelle ; celle d’un narrateur anonyme et omniscient qui raconte le parcours de l’écrivain sur les traces de Duguay-Trouin (« Quando as guerras eram outras e outro era o mundo », La Rochelle, 24 de janeiro de 2002) ; celle d’un narrateur et personnage-témoin du voyage de Duguay-Trouin et de la prise d’otage de la ville (« Esta viagem », La Rochelle 9 de junho de 1711 et « Diário do assalto », Rio de Janeiro, 12 de setembro de 1711) qui imite une forme de récit de témoin, le journal de bord ; celle enfin de la ville de Rio de Janeiro, narrateur et personnage principal de la troisième partie du livre, « Quando eles foram embora » dans une autobiographie fictionnelle très proche des sources historiographiques sur la ville.

Par ailleurs, les citations éparpillées dans le texte rendent encore plus complexes les glissements de la voix narrative et de la focalisation. Deux d’entre elles acquièrent un statut particulier, car elles se présentent comme des parties autonomes, des îlots non fictionnels, pour employer l’expression de Gérard Genette. Il s’agit de deux extraits reproduits comme des articles publiés dans le Jornal do Brasil, sur la violence à Rio de Janeiro et « la prise d’otage » de la ville par des narcotrafiquants. La reproduction de ces extraits souligne la permanence de l’empreinte de la violence dans l’histoire de la ville, renforce les liens entre le passé et le présent et permet d’élargir les versions et les visions sur ce sujet. Le premier extrait, « Intervalo », placé entre la première et la deuxième partie du roman, est suivi d’un poème d’Alexandre O’Neill sur la peur, rapprochant ainsi récit factuel et diction poétique ; le deuxième clôt le roman sous forme d’un Post scriptum. Tous deux affichent l’actualité de leurs propos par des marqueurs temporels qui reproduisent les dates du 3 décembre 2002 et du 25 février 2003, respectivement. Leur statut ambigu, îlots non fictionnels présentés en tant que tels mais en même temps englobés par le discours de fiction qui leur assigne une valeur esthétique, met en avant une pratique de conversion du discursif en textuel ouverte au collage et à l’assemblage d’éléments hétéroclites. On peut y lire également la tension entre le circonstanciel et l’imaginaire, ou encore entre le document et la poésie pour reprendre les termes avec lesquels, dans un article célèbre, le critique littéraire brésilien Antonio Candido désigne le caractère dialectique du texte littéraire, à la fois source d’information et objet esthétique. C’est cette double dimension que le roman cherche à dramatiser en exhibant son système de références textuelles et contextuelles et la liberté avec laquelle il est capable de s’en affranchir pour produire du sens ; car fictionnaliser sous-entend un travail de déplacement et de production de sens à même d’instituer des nouvelles configurations du possible.

Dès le début du roman, O nobre sequestrador indique le ton et les choix textuels principaux concernant aussi bien la configuration narrative du temps et de l’espace que le questionnement sur le genre (roman historique, autobiographie fictionnelle, biographie). Il adopte une forme de représentation qui ne renonce pas à une certaine fonction référentielle, tout en s’ouvrant à l’irruption du fantastique et de l’insolite dans la mise en scène narrative. Lisons les premières lignes du chapitre d’ouverture :

Por mais que eu olhe nunca avisto Niterói

Saint-Malo, 6 de fevereiro de 2002

Quando o mundo era dos marinheiros, eu, René, filho de Marguerite Boscher e do comandante de navios Luc Trouin, não me fiz ao mar logo de cara, assim que me dei por gente, como você poderia imaginar, você, que veio de longe, lá do Brasil – e do Rio de Janeiro ! -, que atravessou o Atlântico e ainda rodou um bocado por aí de trem e de automóvel, aventurando-se em trilhas que supôs levarem a algum vestígio de minhas pegadas nesta França velha de guerra, Paris – Bordeaux, Bordeaux – La Rochelle, La Rochelle – Rochefort, depois Paris – Nantes, e de Nantes até aqui, aqui Saint-Malo, ponha aí um chapeuzinho no o para os brasileiros pronunciarem o nome da cidade corretamente, Saint-Malô, onde começa e termina a história deste lendário corsário de Sua Majestade Cristianíssima Luís XIV, o Rei sol, eu, René Duguay-Trouin, o tenente-general das Forças Armadas Navais, eternizado em bronze na passarela da glória nesta célebre muralha, a marca registrada de Saint-Malo, cá estou, no panteão ao esplendor do tempo dos marinheiros, postado de frente para o mar, de onde jamais queria ter saído desde o dia em que me acostumei com ele na marra, mas eia, você veio até aqui para sequestrar as minhas memórias, porque também sou um malfadado personagem da história do seu país, vamos, aproxime-se, já não mordo, olhe-me […] (O nobre sequestrador, p. 11-12)

Comme le signale Paul Ricœur, la rupture entre temps du roman et temps réel constitue « la loi même de l’entrée en fiction ». Or, dans O nobre sequestrador cette entrée en fiction est délibérément affichée par le recours à un procédé artificiel renonçant aux valeurs de la plausibilité et de la vraisemblance, qui consiste à faire parler une statue. Le choix d’un tel sujet d’énonciation va rendre possible une configuration temporelle et spatiale qui crée des ponts entre le passé et le présent, faisant cohabiter l’impression d’un vécu temporel immédiat (« vamos, aproxime-se, já não mordo, olhe-me ») avec la mémoire des choses racontées (« Quando o mundo era dos marinheiros »). Elle va du même coup permettre de rapprocher l’espace américain de celui de l’Europe. Continuité et contiguïté fondent la configuration spatio-temporelle du roman, ce qui confère une épaisseur historique et une dimension universelle à la problématique de la violence qui concerne la ville de Rio de Janeiro, tout comme n’importe quelle autre métropole du monde moderne.

On constate que O nobre sequestrador fait un usage singulier du topos de la date et du topos du lieu qui, comme le souligne Jean Molino, sont « des éléments de récit constitutifs de l’ouverture du roman historique. » L’artifice de la statue parlante produit ainsi une configuration spatio-temporelle particulière qui permet de déplacer les caractéristiques traditionnelles du récit autobiographique réel de Duguay-Trouin, une des multiples références textuelles du roman, en rompant avec la représentation linéaire du temps. C’est ainsi que les titres et les dates affichés en tête des différents chapitres (voir les références citées ci-dessus, en particulier « Esta viagem », La Rochelle 9 de junho de 1711) jouent sur les tensions entre continuité temporelle et contiguïté spatiale. D’autre part, les allusions à des dates et à des événements historiques, que le roman emprunte à ses références textuelles et qui révèlent une vision anecdotique et objective de l’histoire, sont contrecarrées dans le texte romanesque soit par l’irruption de l’insolite dans l’économie narrative – la statue de Duguay-Trouin et la ville de Rio de Janeiro investis du rôle de narrateur, soit par des bribes de commentaires analytiques, souvent ironiques et pleins d’humour, qui dévoilent l’enjeu idéologique de la perspective de l’histoire officielle, comme c’est le cas par exemple de la critique faite à l’ennoblissement du rôle du corsaire : « (As diferenças entre uns e outros, na versão popular : pirata – aquele que assaltava, saqueava e matava por conta própria ; corsário – fazia a mesma coisa, mas em nome do rei) », (O nobre sequestrador, p. 44).

Par conséquent, une autre vision de l’histoire et de la littérature se dégage de l’autobiographie fictionnelle de Duguay-Trouin entreprise par Antônio Torres dans la première partie du roman, s’éloignant de la description circonstancielle des événements et du caractère ornemental du langage, caractéristiques que l’on retrouve dans l’autobiographie réelle du corsaire. À la lecture de ce texte, on peut observer le souci affiché par Duguay-Trouin pour rendre ses mémoires dans un registre de langage soigné, « littéraire » : « Mon style simple fera voir qu’ils sont écrits de la main d’un soldat incapable de farder la vérité, et peu instruit des règles de l’éloquence ». On aura compris qu’il s’agit d’une excuse rhétorique qui dénote une fausse modestie et de surcroît une vision hiérarchique des rapports entre le réel et le littéraire, attribuant au langage littéraire le seul rôle d’ornement superflu de la réalité.

Rien de tel dans le roman qui nous occupe, même si la fictionnalisation du personnage historique de Duguay-Trouin dans O nobre sequestrador présuppose un jeu de proximité et de distanciation par rapport à ses références textuelles. L’usage classique que l’autobiographie fait de la première personne se trouve transformé dans le texte du roman. Ici, le je de l’énonciation narrative assume l’actualité de l’acte de parole dans un registre courant, voire vulgaire, imprégné de marques d’oralité. Cette langue familière, triviale, est une marque fondamentale dans le processus de fictionnalisation du personnage : elle le rend actuel, homme du XXIe siècle, tout en étant à la fois personnage du XVIIIe, comme l’a bien souligné Paulo de Tarso Pardal.

Cet anachronisme délibérément recherché, non seulement par l’usage d’un langage anachronique mais aussi par le choix du présent comme temps narratif, crée un effet d’irréalité qui situe le narrateur-personnage en dehors des limites étanches du temps. Ce procédé lui confère mobilité et liberté critique, aussi bien par rapport aux événements du passé qu’il est en train de raconter, que par rapport à ceux qu’il est en train de vivre et qui ont trait au monde actuel de la globalisation. Dès lors, sa vision s’amplifie dans un mouvement qui cherche à englober passé et présent, désir de synthèse qui s’avère impossible car toujours menacé par l’ordre fragmentaire et chaotique du réel. C’est ce qu’on peut lire dans ces deux pages et demie du chapitre d’ouverture où s’étale une longue énumération qui s’organise autour de l’assemblage d’éléments variés empruntés à la réalité brésilienne, dont on reproduit un extrait ci-dessous :

« […] exótico, engraçado, sacana, rico e injusto Brasil, diz-se dele aqui, e digo eu, ainda hoje a terra dos meus sonhos, tão cobiçada, coitada, estonteante exuberância, muito langor e pouco rigor, a palavra esperança rimando com destemperança, oh trópicos divinos e profanos, um mundo de aventureiros, aberto a todas as pilhagens, todos os tráficos, ali até as flores e as cores enlouquecem, entre a exaltaçao patriótica, submissões que confrangem e anárquica rebeldia, rasteiras a cada passo, um susto a cada esquina, uma faca no peito, um cano na nuca, rajadas a esmo, o Brasil não é um país, é um exagero, em tamanho, luz sabor, a tal da ginga e loucura, é onde a vida, vivida num fio de navalha tem pouco ou nenhum valor, e a justiça se faz com as próprias mãos, e tome clichê […] » (O nobre sequestrador, p. 12-13)°

Cette énumération cherche à produire une image kaléidoscopique du Brésil en juxtaposant des phrases qui jouent sur les contrastes et sur l’idée de permanence et de variation. L’ensemble qui constitue cette succession d’images aux multiples facettes fait écho aux « références saturées d’imaginaire social ». L’exubérance de la nature, certains traits d’un prétendu « caractère du peuple brésilien », la violence et la misère, la fête et l’inégalité sociale, le carnaval, le football et le sexe sont autant des clichés qui se superposent à des flashs de la réalité quotidienne, eux aussi évoqués par le truchement d’images formées de contrastes comme celle des petits villages de province recouverts d’antennes paraboliques. On reconnaît dans cette énumération kaléidoscopique d’images du Brésil, le clin d’œil du roman à un procédé cher aux modernistes et aux tropicalistes brésiliens. Tous ces menus détails se multiplient pour accomplir une fonction descriptive et pour inscrire dans le texte la rumeur sociale sur le Brésil. Dans sa pratique du pastiche et de la parodie des discours sociaux, l’écrivain ne se prive pas d’utiliser la langue comme matériau sonore et visuel pour construire cette profusion d’images et chercher à tirer profit des effets de rythme particuliers, l’accumulation accélérant le rythme et accentuant l’impression de simultanéité. Il est significatif de noter que cette construction cultive les contrastes et se sert de l’hyperbole pour mieux renvoyer à la mémoire discursive sur le Brésil. Ainsi, le recours à l’utilisation de termes excessifs projette une figuration désordonnée et démesurée de l’espace brésilien.

Un autre élément important, en rapport avec l’oralité, marque le discours du narrateur-personnage. Il s’agit de la dimension dialogale de la parole qui déplace le soliloque comme procédé privilégié par l’autobiographie pour simuler l’expression directe des pensées et des sentiments. La présence d’un interlocuteur (« como você poderia imaginar »), en l’occurrence le personnage de l’écrivain et par extension le lecteur, destinataire ultime de cette parole, joue également sur le registre de l’actualité et relève des débats d’idées. Même si l’on constate que l’hétérogénéité locutive du dialogue ne se réalise pas pleinement et que c’est la parole du narrateur qui prédomine, la projection de l’écrivain en tant que personnage et interlocuteur permet d’introduire dans le récit des fluctuations de point de vues et de le rendre ainsi plus intensément dramatique ; la statue porte un regard sur l’écrivain et son monde et devient à son tour l’objet du regard, pas toujours complaisant d’ailleurs, de l’écrivain.

Cette stratégie ramène le héros du haut vers le bas, le rend plus humain, plus proche de nous, ni un vilain sanguinaire (« Não, não eram os inocentes que eu queria atingir, embora não tivesse como poupá-los do medo e do terror »), ni un héros, comme le veulent les récits biographiques qui multiplient généralement les pages destinées à fabriquer une identité idéalisée, comme par exemple celui de Roger Vercel. Dans sa biographie de Duguay-Trouin, Vercel affirme que le corsaire « offrait déjà, dès son vivant, tous les traits du héros français, tel qu’on l’imagine chez nous quand la mort a fait son œuvre de transfiguration. Il était beau et de fière tournure, courtois et galant […]. Il avait derrière lui tout un passé d’audaces téméraires, d’exploits qui tenaient du miracle ».

Contrastant avec le discours homogène de l’exaltation des vertus héroïques et avec la perspective propre d’une historiographie nationale et nationaliste, tout en dialoguant avec celle-ci, le texte du roman exhibe sa méfiance envers l’histoire des vainqueurs. Ainsi, l’image de la statue, symbole de la « commémoration révérencieuse » de la nation, peut être objet d’une comparaison avec les prostituées qui s’exposent en public dans les vitrines d’Amsterdam (p. 14). Il s’agit pour le roman de questionner l’image que la nation se donne de l’histoire, le rôle que ces « institutions de conservation de la mémoire » (tels que ce « panthéon de marins » où se trouve la statue de Duguay-Trouin) ont joué au fil du temps dans la construction de la mémoire collective et le rôle actuel de « tourisme et business de mémoire » qui leur est réservé dans nos sociétés modernes où toutes les valeurs sont susceptibles de se transformer en marchandise.

Le renversement de perspectives est une des lignes autour desquelles s’organise la composition romanesque. La statue peut aussi être la cible du regard moqueur de l’écrivain qui l’observe :

[…] me fincaram para sempre nesta pose – indelével, vá lá – de cartão postal, que à primeira vista lhe decepciona, pareço-lhe menor do que era na sua imaginação, e algo esdrúxulo nestas vestes que me eternizaram, da indefectível peruca – bastas melenas, e cacheadas ! – , aos nobres sapatinhos – a gota já não me dói, que alívio -, assemelhando-me mais, assim lhe parece, a um bailarino do que ao senhor das águas e das tempestades, sei, você está achando que a minha figura não tem a mesma estatura do meu histórico de arauto do medo e do terror, e está mirando as minhas mãos com um olhar galhofeiro e estereotipado,[…] » (O nobre sequestrador, p. 15)

Le texte fonctionne comme une surface prismatique où les différentes facettes du passé et du présent s’affrontent : la statue se voit regardée sous le regard de l’écrivain. De même que le regard de celui-ci manifeste de façon ironique sa déception face à la statue, de façon analogue, il devient lui-même objet d’évaluation et partant son système de valeurs se voit mis en cause. Cette mise en parallèle ne cesse de pointer les lacunes de l’Histoire par les variations de perspective. Le roman doute de la possibilité d’une relecture du passé qui ne soit pas contaminée par les grilles culturelles du présent ; pareillement, il exprime l’impossibilité de figurer le présent selon les paradigmes du passé : « Para onde quer que olhasse, tentava ver o Rio e o mundo, hoje, pelos olhos do corsário. Missão impossível. » (O nobre sequestrador, p. 156). Il faut donc renoncer à l’idéal d’une « reproduction artistique, fidèle de l’ère historique concrète » ; tout comme il faut se méfier de l’idéal de réfléchir « l’expérience historique immédiate », comme en rêvait Georges Lukács. Dans O nobre sequestrador, Antônio Torres ne tombe pas dans le piège de « l’illusion historique » comme certaines de ses déclarations reprises par la presse pourraient nous induire à le croire. On l’a assez dit, le roman n’est pas un simple reflet de la réalité et la réalité, elle-même, n’est qu’« un tissu d’histoires racontées ».

O nobre sequestrador s’écarte d’une forme de conception du rapport de la fiction à l’histoire qui s’appuierait sur une correspondance immédiate entre les deux et sur la possibilité d’une représentation objective de l’histoire. La conscience que le romancier manifeste des rapports complexes entre différentes configurations discursives, la maîtrise avec laquelle il imite différents types de discours et multiplie les voix narratives et les points de vues, le choix qu’il fait d’un processus métadiscursif qui exhibe les conventions du monde fictif montrent que, pour cet écrivain, le rapport au réel ne peut pas être pensé en dehors du langage. C’est par ce désir vorace de s’approprier les diverses formes de réciter le monde, pour les faire signifier autrement, que le roman tisse l’histoire, que le roman fait Histoire. Cette facture dédoublée propre à la pratique discursive littéraire est inscrite dans l’ambiguïté même du titre, O nobre sequestrador pouvant se référer, avec une petite touche d’ironie, tant au personnage historique devenu personnage du roman qu’à l’écrivain devenu lui aussi personnage de son histoire, comme le rappelle la statue  : « você veio até aqui para sequestrar as minhas memórias ».

L’instauration d’une mise en abyme du processus de création manifeste une autoconscience de la pratique romanesque commune à un des versants de la fiction contemporaine brésilienne. Par la figuration de l’écrivain dans la scène romanesque en quête d’un sens et d’une parole singulière, l’écriture mime sa facture et fait de la lecture son analogon. Écriture et lecture se déploient comme une activité ludique ; le parcours effectué par l’écrivain pour donner un sens à ses sources historiques se rapproche de celui du lecteur qui cherche à défricher le réseau labyrinthique du texte :

Você manuseia o monte de cartas e mais cartas à Sua Majestade Sereníssima El-Rey Dom João V, então meu amo e senhor, enviadas por fiéis vassalos prostrados aos vossos Pés Reais, e fica tonto, com evidências de avariação no entendimento, como um cego no meio de um tiroteio verbal, o fogo cruzado das acusações, intrigas, revolta, queixas, palavrório folhetinesco.

Entendo o seu atordoamento diante deste cipoal léxico, vazado em termos de difícil decifração, em páginas empoladas e repetitivas.

(O nobre sequestrador, p. 220)

Ce récit spéculaire a tendance à dramatiser le processus de communication littéraire en multipliant les masques de l’auteur et du lecteur. En déstabilisant les différents acteurs de la narration O nobre sequestrador se sert de l’autobiographie fictionnelle pour construire des identités simulées, celle du corsaire mais aussi celle de la ville de Rio de Janeiro.

Dans la troisième et dernière partie du roman, le rôle de narrateur et personnage principal revient à la ville de Rio de Janeiro. De simple paysage où les événements se trament, la ville rebondit au premier plan de la scène narrative et devient le sujet de l’énonciation. En assurant une situation narrative irréelle, ce procédé d’ostentation de la fiction, à l’opposé de ce à quoi on aurait pu s’attendre, n’est pas suivi d’une représentation fantaisiste de la ville. Le texte romanesque, fidèle à son choix d’explorer les frontières entre le fictionnel et le réel, projette les tensions entre l’espace de la pure fiction (mise en avant par des procédés hyperfictionnels de la narration par la ville et par la statue) et une représentation réaliste de l’espace urbain qui articule des relations entre la mémoire du passé et des éléments de l’actualité. Il s’agit donc de dépasser l’étanchéité de modèles de représentation, en faisant coexister la mise en fable de la réalité avec des éléments de l’esthétique réaliste, le fantastique et le factuel. C’est la notion même de vraisemblable qui se voit ainsi déplacée, donnant lieu à un nouveau rapport au temps et à l’histoire.

Le recours à l’artifice narratif qui investit la ville du rôle de sujet d’énonciation, dans la troisième partie du roman, peut aussi être lu comme le désir de déplacer le centre d’intérêt de l’histoire de l’individu vers la mémoire historique d’une communauté. C’est ainsi que, dans la composition polyphonique du roman, la ville s’approprie cette parole pour évoquer le destin collectif d’un corps social meurtri, spolié et soumis ; cette voix, de surcroît féminine, raconte les souffrances infligées à son corps, dans un registre par moments poignant qui fait émerger la dimension lyrique et musicale de la prose.

Si le roman suit de près les informations de ses sources historiographiques pour reconstruire la mémoire de la ville, cela ne l’empêche pas d’afficher une vision singulière et particulièrement négative qui fait coïncider l’histoire de la ville avec celle de sa déchéance. Ainsi, le texte parcourt les traces des multiples transformations inscrites dans le corps de la ville, au fil du temps, pour jeter un pont entre le passé et le présent, de façon à donner de l’épaisseur historique à la violence, à la corruption, à l’injustice sociale, éléments essentiels dans la figuration de la mégalopole actuelle. Dès lors, le présent apparaît façonné par le passé en proie à la décomposition, à l’effondrement de valeurs, à un ordre social injuste et chaotique. Le roman s’achève sur une atmosphère de malaise, de sentiment de régression, de retour en arrière.

L’inscription du passé dans O nobre sequestrador,² dans son effort de compréhension du réel, ne fait qu’accentuer paradoxalement ce sentiment de perte du rôle du passé dans le présent, auquel se réfère l’historien Eric J. Hobsbawm.

À la fin de ce siècle, il est devenu possible pour la première fois de voir à quoi peut ressembler un monde dans lequel le passé, y compris le « passé dans le présent », a perdu son rôle, où les cartes et les repères de jadis qui guidaient les êtres humains, seuls ou collectivement, tout au long de leur vie, ne présentent plus le paysage dans lequel nous évoluons, ni les mers sur lesquels nous faisons voile : nous ne savons pas où notre voyage nous conduit ni même où il devrait nous conduire.

Dans O nobre sequestrador, l’expérience du réel immédiat surgit dans toute la violence de son absurdité, sans avoir rien incorporé de l’expérience du passé et sans aucun espoir dans l’avenir. Il y a belle lurette que la notion d’histoire a évincé celle d’un progrès de l’humanité. À sa place, le roman insiste sur une vision immobile de l’histoire ou projette, dans le meilleur des cas, l’image crépusculaire d’un désenchantement post-moderniste qu’il partage avec d’autres textes contemporains, y compris ceux qui figurent la violence et la misère des mégalopoles. C’est sa façon de faire Histoire.

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– Voir Terra Papagalli de José Roberto Torero et Marcus Aurélius Pimenta (2000) ; Assis Brasil, Breviário das terras do Brasil : uma aventura no tempo da inquisição (1997) ; Assis Brasil (Francisco), Nassau : sangue e amor nos trópicos (1990) ; Ana Miranda, O retrato do rei (1991) parmi d’autres.

– Antônio Torres, Meu querido canibal, Rio de Janeiro : Record, 2000.

– Antônio Torres, O nobre sequestrador, Rio de Janeiro : Record, 2003.

– Voir à ce sujet, l’article de Vera F. de Figueiredo, « Da alegria e da angústia de diluir fronteiras : o romance histórico, hoje, na América Latina », in 5° Congresso da Abralic – Anais V. I Cânones e contextos – UFRJ, 1996, p. 479-486.

– Sur le terrain du post-modernisme, la sociocritique, en analysant des textes aussi différents que […], pourrait alors clarifier les vrais ou les faux débats autour du post-modernisme en mettant à jour ce travail idéologique du texte à propos d’un enjeu fondamental, le passé ; la vision de l’Histoire qui travaille dans le texte qui est travaillée et produite par le texte. Voir Régine Robin, « Pour une socio-poétique de l’imaginaire social, in Jacques Neefs et Marie Claire Ropars, La politique du texte : enjeux sociocritiques, Lille : Presses Universitaires de Lille, 1992, p. 95-121.

– Sur les conventions de ficcionnalité et de véracité, je renvoie à Walter Mignolo, « Lógica das diferenças e política das semelhanças : da literatura que parece história ou antropologia e vice-versa » in Literatura e história na América Latina, textes réunis par Ligia Chiappini et Flávio de Aguiar, São Paulo : EDUSP, 2001, p. 115-135.

– Dorrit Cohn, « Vies fictionnelles vs vies historiques. Limites et cas limites », Le propre de la fiction, Paris : Seuil, 2001, p. 36.

– Gérard Genette , Fiction et diction, Paris : Seuil, 1991, p. 59.

– Antonio Candido, « Poesia, documento e história », Brigada ligeira e outros escritos, São Paulo : EDUSP, 1992, p. 45-60.

– Fernanda Irene Fonseca, dans une étude intitulée Deixis, tempo e narração, (Porto : Fundação Engenheiro António de Almeida, 1992), insiste sur cette capacité qui a le langage de se déplacer fictivement et de configurer d’autres mondes possibles.

– Paul Ricœur, Temps et récit II, La configuration dans le récit de fiction, Paris : Seuil, p. 43.

– Voir Jean Molino, « « Qu’est-ce que le roman historique ? », Revue d’Histoire Littéraire de la France, mars-juin 1975, n° 2-3, p. 195-234, Paris : Armand Colin, p. 215.

– René Duguay-Trouin, Mémoires, Saint-Malo : Editions l’Ancre de Marine, 2000, p. 8.

– « Primeiro, a atualização da linguagem implica a atualização do narrador. Duguay-Trouin viveu no século XVIII, mas a voz que por ele fala, no romance, é do século XXI (esta é uma das transformações do romance histórico contemporâneo). Isto quer dizer que a História é vista com a devida revisão temporal », in Paulo de Tarso Pardal, « Bom de ler », Diário do Nordeste, Fortaleza, 25-01-2004. Aussi Miguel Sanches Neto attire-t-il l’attention sur les rapports entre langage et configuration temporelle : « Mas quem fala não é o homem de carne e osso, e sim sua estátua, numa referência ao mito de Pigmaleão, rei lendário de Chipre. Por se apaixonar pela estátua esculpida por ele mesmo, faz com que ela viva e ganhe voz. É assim o corsário criado pela imaginação de Torres a partir dos documentos e da imaginação. Perdendo a condição de monumento, entra em cena, já na primeira parte, a figura desabusada do seqüestrador do Rio que, de tanto conviver com os turistas, não ficou preso à língua de seu tempo, valendo-se de termos contemporâneos », in « Corsários de ontem, bandidos de hoje », Gazeta do povo, Curitiba, 19-04-2004.

– Régine Robin, « Pour une socio-poétique de l’imaginaire social, in Jacques Neefs et Marie Claire Ropars, La politique du texte : enjeux sociocritiques, Lille : Presses Universitaires de Lille, 1992, p. 112.

O nobre sequestrador, p. 24.

– Roger Vercel, Visages de corsaires, Paris : Albin Michel, 1996, p. 165, (1ère édition 1943).

– Paul Ricœur, Temps et récit 1, Paris : Seuil, 1983, p. 34.

– Gérard Namer, Mémoire et société, Méridiens/Klincksiek, 1987, p. 9.

– Georges Lukács, Le roman historique, Paris : Payot, 2000, p.17.

– « Illusion historique », expression employée par Claude Duchet dans son article « L’illusion historique : l’enseignement des préfaces (1815-1832) » : « il en est de l’illusion historique comme de l’illusion réaliste. Elles sont du reste interchangeables et se relaient sans cesse dans l’évolution des formes romanesques, l’effet de l’histoire étant homologue de l’effet de réel et remplissant les mêmes fonctions dans l’économie narrative. » Revue d’Histoire Littéraire de la France, mars-juin 1975, n° 2-3, p. 245-267, Paris : Armand Colin, p. 265

– Eric J. Hobsbawm, L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle 1914-1991, Bruxelles : Editions Complexe, 1999, 2003, p. 38

Un lointain écho de la France Antarctique dans Meu Querido Canibal – Brigitte Thierion, Université de Rennes II

Colloque du 20 et 21 Octobre 2005
Brigitte THIERION – Université de Rennes II

COMMUNICATION
Un lointain écho de la France Antarctique dans Meu Querido Canibal de Antônio Torres

Cette présentation comportera trois parties, l’une présentera le roman d’Antônio Torres par le biais de son héros, la deuxième parlera de la France Antarctique, la troisième s’attachera à donner une vision de Villegagnon dans la fiction. En conclusion nous relèverons quelques traits significatifs qui permettent de caractériser cette fiction dans une mouvance littéraire.

Meu Querido Canibalfait un retour sur le passé, à partir de la période qui précéda la fondation de Rio de Janeiro, et l’installation de la France Antarctique. L’auteur de Mon Cher Cannibale pose un regard critique sur le processus de colonisation, grâce au récit des mésaventures survenues à celui qui donne son titre à l’ouvrage: Cunhambebe.

Cunhambebe, héros de roman

Cunhambebe, alias Cunhambeba est aussi le roi Quoniambec décrit par André Thevet, – les nombreuses variantes de son nom, énumérées dans le roman, révèlent une identité imprécise. L’auteur nous dit qu’il appartient à la race des Grands Indiens issus des temps légendaires. Il a tout du héros sympathique, possède une taille de géant, une force colossale et une bravoure sans pareille. Antônio Torres reprend le portrait que fit de lui André Thevet, qui le fixa pour la postérité dans la Cosmographie Universelle parue en 1575. Ce portrait flatteur est illustré de deux gravures, l’une le représente lancé dans la bataille, armé de deux bouches à feu qu’il a dérobées sur un bateau ennemi, une sur chaque épaule! L’autre le montre serrant contre son torse puissant une massue ornée de plumes. Cette gravure sera reprise et améliorée dans les Vrais Pourtraits des Hommes Illustres, où Quoniambec figure en bonne place. Cette massue serait celle-là même que Thevet offrit au Roi de France et qui, jusqu’à ces dernières années, se trouvait conservée dans la collection du Musée de l’Homme à Paris. Son sens de l’honneur n’a rien à envier, sous les tropiques s’entend, à celui d’un preux chevalier. Fin stratège et habile diplomate, il est un chef respecté de tous.

Sa seule faiblesse pourrait consister en un ego immodéré, qui le pousse à se vanter d’avoir dévoré plusieurs milliers de prisonniers dont un bon nombre de Lusitaniens… Sans doute ne saurons-nous jamais quelle est la part de réalité, quelle est la part de légende. Ce héros rabelaisien possède un appétit démesuré et redoutable, si l’on songe que son mets de prédilection n’est rien moins que le Portugais rôti. Ce péché mignon sera d’ailleurs, selon l’auteur, à l’origine d’une indigestion qui causera sa perte! La chair du Portugais, sous ce climat, n’étant pas toujours de première fraîcheur…, suggère-t-il.

Toujours selon les propos de l’auteur, reprenant les sources ethnographiques, Cunhambebe est un héros hors norme, un Hercule au combat, vraisemblablement un Attila au lit! On lui connaît en effet de multiples épouses et une nombreuse descendance. Qu’en est-il, là encore, de la réalité ou de la légende, de l’Histoire ou de la fiction? Nul ne le saura jamais.

Hélas, toutes ces qualités réelles ou savamment construites par les artifices de l’imagination fertile de l’écrivain, n’ont que peu de poids au regard des Occidentaux, car son étrangeté, les différences qui le distinguent des envahisseurs venus de l’Occident, relèguent Cunhambebe et ses semblables au rang de barbares, de sauvages, d’animaux, au mieux de curiosités. Cunhambebe est condamné, il ne connaît pas l’usage du fer, ne possède pas d’armes comparables en efficacité à celles de l’envahisseur, son infériorité dans le domaine technique, en fait une victime désignée. A peine quitte-t-il l’âge de pierre, lorsque ses ennemis inventent le capitalisme…

Problème pour l’auteur: comment parler de Cunhambebe et de ses semblables, ces héros anonymes issus d’un peuple n’ayant pas eu accès à l’écriture et dont la mémoire n’a pu se perpétuer qu’au travers de la tradition orale? De ces héros ne subsistent que quelques vestiges dans des noms de lieux, quelques rares traces que l’auteur va suivre avec persévérance et entêtement et dont la quête constitue la troisième et dernière partie de la fiction. Antônio Torres utilise alors les seuls documents écrits accessibles, des sources qu’il liste en fin d’ouvrage, et qui sont comme autant de preuves de l’abondance d’une littérature historique présentant une version univoque de l’Histoire: l’Histoire élaborée par les colonisateurs et les observateurs occidentaux. Nous y trouvons en bonne place les récits ethnographiques de Jean de Léry, d’André Thevet et de Hans Staden, auxquels s’ajoutent des documents d’archives poussiéreux, selon les mots de l’auteur, consultés à La Torre do Tombo à Lisbonne, ainsi que divers écrits d’historiens locaux. De cette Histoire, la parole indienne est absente…

L’écrivain recompose un hypothétique scénario ponctué d’une précision placée entre parenthèses “(presumivelmente)”- vraisemblablement. La narration des faits est sans cesse interrompue par des citations extraites de ses lectures qu’il accompagne de commentaires ironiques, ou critiques et qui témoignent de son indignation.

“Os indígenas brasileiros começaram a conhecer o inferno em 1500 mesmo.”

La deuxième partie de la fiction tente de contrecarrer l’affirmation qui devait affecter la condition des indigènes: “Sem Rei, Sem Lei, Sem Deus”… La fiction argumente, démontre, et s’emploie à faire tomber les préjugés et les idées reçues…

La trame narrative inclut des éléments qui lui sont étrangers, cette caractéristique déplace l’intérêt du récit vers le commentaire affiché par l’auteur et nous incite à nous interroger sur le sens de ce retour sur le passé. S’agit-il d’écrire l’épopée de Cunhambebe? Certes pas. S’agit-il de retracer l’aventure de la France Antarctique? Non plus. L’Histoire, chez Antônio Torres, fait l’objet d’une “digestion” qui favorise un questionnement sur la colonisation sauvage du Continent. Cette réappropriation de leur Histoire par les peuples colonisés, vise à établir des parallèles significatifs destinés à mieux comprendre et affronter le présent. Au fil des pages, Antônio Torres développe une vision critique de chaque épisode de l’Histoire nationale qui ressurgit à sa mémoire de la confrontation avec sa vie quotidienne: des coups de feu entendus depuis son appartement, une conversation de rue, des comportements, un détail toponymique ou topographique… L’Histoire y fait office d’archéologie du présent.

Dans un projet militant, l’auteur élabore une autre version des faits, une vision personnelle, par laquelle il met en accusation le colonisateur. Il est animé du désir de faire connaître à ses lecteurs potentiels, des héros méconnus ou injustement oubliés, dont il est l’héritier et le porte parole, des héros qui l’obsèdent jusqu’à le posséder. Il tente, de la sorte, de rétablir quelques vérités, déformées par la logique construite et entretenue au fil du temps par le colonisateur désireux d’asseoir son autorité. C’est pourquoi l’Histoire des faibles, des oubliés et des opprimés constitue son matériau de prédilection. Grâce à cette remémoration, la littérature rend hommage à ces héros méconnus, traités comme des parias.

La France Antarctique, une incursion française sous les tropiques

Peut-être allez-vous penser que nous nous sommes éloignés de la France Antarctique et de Villegagnon? Pas autant qu’il n’y paraît. En effet, une observation s’impose d’emblée. Si la France Antarctique n’avait pas existé, nous ne connaîtrions sans doute pas l’existence de Cunhambebe, et ce pour plusieurs raisons. Sans cette tentative d’ingérence française, l’attention des Portugais n’aurait pas été attirée par cette portion de terre à ce stade du processus de colonisation, écrit Antônio Torres. Elle se serait davantage concentrée vers la région de Bahia où une colonie était déjà implantée.

Dans un tel scénario, Cunhambebe n’aurait pas eu à réunir la Confédération des Tamoios, composée de plusieurs milliers de guerriers (Tamoio, rappelle Antônio Torres, signifie le plus vieil habitant du lieu.) Il n’aurait pas eu, dès lors, à entreprendre la lutte de résistance, hélas vouée à l’échec, qui devait durer près de 12 années, dans un combat inégal et héroïque, confie l’auteur et qui devait se poursuivre, grâce à l’action de son successeur Aimberê, après la mort de Cunhambebe survenue en 1557.

Sans la France Antarctique, Cunhambebe n’aurait jamais côtoyé l’abbé André Thevet, futur Cosmographe du Roi, qui séjourna sur l’île de Coligny entre novembre 1555 et janvier 1556 lorsque malade, il fut contraint de retourner en Europe. Il lui produisit une impression si forte, qu’il devait l’immortaliser dans ses futurs écrits: Les Singularités de la France Antarctique (1558), la Cosmographie Universelle (1575) puis le Récit des Vrais Pourtraits et Vies des Hommes Illustres (1584).

En effet, Cunhambebe serait probablement passé inaperçu malgré le portrait qu’en fit, en 1557, Hans Staden qui fut son prisonnier durant neuf mois au cours de l’année 1552. Nous savons qu’il fut l’hôte de Villegagnon. Combien de temps séjourna-t-il dans l’île de Coligny aujourd’hui rebaptisée Villegagnon? La durée est variable selon les versions données par Thevet, allant de 18 à 30 jours.

Cette rencontre fait entrer la France Antarctique de plein pied dans la fiction. Elle y occupe une dizaine de pages dans un roman qui en compte 188. C’est dire qu’elle n’est qu’un épisode du roman! Son importance est cependant considérable, voire même capitale, d’un point de vue thématique. Car elle provoque un désordre aux conséquences multiples et durables dans l’Histoire et dans la fiction.

L’installation de Villegagnon sur la côte brésilienne constitue une violation du traité de Tordesillas et une incursion préméditée en territoire étranger de la part de la France. Jusqu’ici, seuls des marins isolés se sont installés parmi les populations indigènes, et quelques navigateurs normands ont établis des relations commerciales avec les populations du littoral, créant un climat propice à l’établissement de relations amicales avec les indigènes.

La France Antarctique se veut une tentative d’installation durable sur ces côtes. Elle est aussi le seul contrepouvoir opposé à la volonté hégémonique portugaise. Elle substitue la relation duelle qui oppose les colons portugais aux indigènes, par une relation triangulaire dans laquelle entrent les Français.

Par le jeu des intérêts commerciaux et politiques, les Français qui, lors des prémices des relations franco-brésiliennes, ne sont pas animés de prétentions colonisatrices, rencontrent les bonnes grâces des populations autochtones et opposent un front uni face aux attaques portugaises. L’Histoire officielle rapporte que les Indigènes, grands dévoreurs de Portugais, ne constituent pas une menace véritable pour les Français. Antônio Torres reprend les propos de Hans Staden, extraits du récit de sa captivité. Il affirme qu’en cas de capture, il suffit de se faire passer pour un Français pour avoir la vie sauve.

L’écrasement de la France Antarctique et l’extermination des Tamoios concluent la première partie de la fiction en forme de conte. Parmi les combattants figure un Français aux cheveux blonds, Ernesto, que son cœur a fait passer du côté indigène.

L’auteur s’y emploie à faire revivre quelques-uns des principaux acteurs de l’Histoire, non sans un certain manichéisme: les indigènes au grand cœur y sont trahis par les fameux prédicateurs jésuites Anchieta et Nóbrega, des illuminés, prêchant la foi catholique et conjuguant le verbe et l’épée, souligne l’auteur, et qui furent les artisans de leur défaite.

Antônio Torres ne cache pas sa défiance à l’égard de la religion. Son regard critique sur ces deux acteurs de l’Histoire et sur l’importance des ministres de l’église, nous ramène à l’épisode de la France Antarctique et plus particulièrement à Nicolas Durand de Villegagnon, animé par une spiritualité ombrageuse.

Nicolas Durand de Villegagnon, un personnage littéraire

L’auteur n’éprouve pas beaucoup de sympathie pour le personnage, même s’il lui concède des qualités certaines dans un curriculum vitae écrit dans un style télégraphique. Il le présente comme un homme cultivé, vaillant soldat, fin stratège et diplomate habile. Le récit de ses exploits guerriers a envahi l’Europe et l’Afrique. Il relève toutefois que malgré ses hauts faits de guerre, et l’esprit chevaleresque dont témoigne le rapt de la jeune Marie Stuart, il tombe en disgrâce auprès d’Henri II qui lui préfère le capitaine du château de Brest. Villegagnon, selon lui, a alors profité des conflits religieux pour s’éloigner de la Cour. Il aurait alors eu une idée lumineuse, susceptible d’apporter une lueur d’espoir dans le climat d’obscurité que traversait la France en proie à des luttes intestines. Il s’agissait de trouver un refuge pour les calvinistes. Un projet entièrement approuvé par Gaspard de Coligny, futur chef Huguenot, influent auprès du Roi.

Antônio Torres cite le récit laissé par Jean de Léry où celui-ci explique les raisons de Villegagnon, lui-même acquis aux idéaux de la Réforme, de trouver un refuge pour les Réformés poursuivis par les persécutions. Gaspard de Coligny aurait fait miroiter au Roi la possibilité de rapporter des richesses, afin que celui-ci soutienne l’expédition. Il lui accorda une aide qui s’éleva à 10 000 francs pour les dépenses du voyage.

La traversée fut difficile et dura quatre mois. Dès son arrivée, le commandant de l’expédition s’attacha à faire construire une forteresse et à rebaptiser l’île de Seregipe en île de Coligny en l’honneur de leur bienfaiteur. Ce détail constitue pour l’auteur une première violation, eu égard aux habitants de ces terres.

Villegagnon vit les indiens comme “des bêtes ayant une apparence humaine.” Et il ne chercha pas à développer de contacts au-delà du strict nécessaire, c’est-à-dire l’approvisionnement en eau et nourriture de l’île. Les problèmes surgirent avec ses propres hommes, auxquels il imposa une discipline de fer, leur interdisant tout commerce avec les populations indigènes. Antônio Torres présente Villegagnon comme un homme “contradictoire et perturbé.” Il souligne le ridicule qu’il y avait à nommer France Antarctique une terre située en pleins tropiques. Il accuse Villegagnon d’avoir succombé au délire des grandeurs, qualifie le projet d’insolite et souligne les bizarreries qui l’affectent, – notamment la prétention de créer la “Henry –Ville”. Tout cela, selon lui, afin de consolider une ambition personnelle et d’exciter des jalousies à la Cour.

L’auteur le présente comme un homme rude, austère et rigide. Il souligne ses revirements en matière de religion. Dans un long paragraphe, il énumère les exactions auxquelles il s’est livré: ses démêlés avec les ministres du culte envoyés par Calvin, la noyade et la strangulation de trois des cinq calvinistes qui durent abandonner le bateau qui devaient les ramener en France après que la querelle eut été consommée. Ces crimes contre les protestants devaient figurer dans le martyrologue de Jean Crespin paru en 1564. Chevalier de Malte, ayant fait vœu de chasteté, il imposa à ses hommes une ascèse physique sévère. Au nom de ces principes, et de la piètre image qu’il avait des Indigènes, il mutilait ou faisait marquer au fer rouge les femmes ayant entretenu des relations sexuelles avec les hommes de la colonie. L’arrivée des cinq donzelles venues de Genève sur le bateau des réformés, et leur mariage précipité, provoqua une fuite massive des hommes de la colonie, excédés par les lourdes tâches, les privations et la discipline. Selon l’auteur, ces raisons, ajoutées à la querelle religieuse, précipitèrent l’échec retentissant de la France Antarctique. La fiction se fait l’écho de rumeurs selon lesquelles, en dépit de la règle sévère imposée à ses hommes, il aurait succombé à son tour aux charmes des beautés tropicales et rappelle le surnom de “Caïn des Amériques” dont il fut affublé après l’épisode qui devait préfigurer les guerres de religion.

S’il fut malchanceux, celui qui s’auto-proclama Vice-roi, selon Antônio Torres, s’illustra comme le chevalier à la “triste figure”. Il lui accorde, néanmoins comme “un lot de consolation”, selon ses propres termes, le fait d’avoir été le premier à investir, ce qui devait devenir plus tard Rio de Janeiro. Et ironie du sort, ajoute-t-il, les Indigènes, les “barbares” dans le texte, qui lui donnèrent le diminutif, de “Pai Colas”, furent les seuls à lui témoigner ainsi une marque d’affection.

Villegagnon regagna l’Europe après quatre années passées dans l’île, afin de se justifier auprès du Roi, des accusations portées contre lui.

Brouillé avec sa famille, oublié de tous, il mourut en 1571, sans être jamais retourné au Brésil. L’auteur conclut par ces mots:

“Para falar nisso, bem que na sua tumba poderia constar como epitáfio a predição de um velho índio: “Eu os advirto franceses, que vocês são muito loucos.”

Cette version donnée par Antônio Torres n’épargne pas Villegagnon. L’auteur y demande: quels sont les barbares? Que penser de ceux-là qui s’entretuent pour savoir qu’elle est la nature de la communion? Ceux qui condamnent les Indiens anthropophages et qui mangent le corps de leur Dieu unique?

Jean-Christophe Rufin, dans Rouge Brésil, édité l’année suivante, en 2001, retrace également l’épisode de la France Antarctique. A l’inverse, il témoigne une certaine sympathie pour Villegagnon, un humaniste, un homme cultivé, mais marqué par d’anciennes blessures. Il s’appesantit sur ses tourments, ses déchirements intérieurs. Selon lui, l’homme intègre cède à la violence parce qu’il est impuissant face à l’intolérance dont font preuve les Réformés envoyés par Calvin. Jean-Christophe Rufin met l’accent sur l’extrémisme religieux qui conduit à la déchirure. Les événements font basculer l’Homme solitaire, le pur et vaillant guerrier dans la folie, le délire de la persécution et la tyrannie. C’est l’impossibilité de dialoguer qui constitue le point fort de l’action. Elle va enclencher le mécanisme de basculement dans la violence qui intéresse l’auteur, parce qu’il lui semble universel, et parfaitement transposable dans un monde contemporain, affecté par les guerres et l’intégrisme religieux.

Antônio Torres s’en tient aux faits à l’état brut, nulle approche psychologique du personnage qui ne vit pas sous nos yeux, mais qu’une parole juge et reconstruit. Nous pouvons affirmer que la liste de ses qualités y est écrasée par la place accordée au récit de ses méfaits.

L’attitude de Villegagnon envers les femmes est également un sujet de controverse. L’importance de sa mère, et une blessure de jeunesse encore vivace, expliqueraient son ascétisme. Ses aventures amoureuses en terre brésilienne, à peine suggérées dans la fiction d’Antônio Torres, sont développées dans la version que donne de lui l’écrivain Assis Brasil dans Villegagnon, paixão e guerra na Guanabara (1991).

Pour dégager une vision littéraire de Villegagnon, il faudrait également se pencher sur des romans écrits à la même période comme A Quarta Parte do Mundo de Clóvis Bulcão (1999), Nicolas Durand de Villegagnon ou l’Utopie Tropicale de Serge Elmalan (2007) ou Bois Rouge de Jean-Marie Touratier (1993), sans oublier Le Valet d’aventure de Gilbert Pastor (1990). Les différentes visions développées dans chacun des romans démontrent combien ce personnage, haut en couleur et controversé, constitue un terreau favorable pour que se développe, dans les interstices de l’Histoire, l’imaginaire des écrivains. La multiplication de ces parutions au cours des dernières années révèle un regain d’intérêt pour cette aventure chargée de symboles. En son temps, à partir du témoignage recueillit auprès de son domestique qui avait fait partie de l’expédition, complété par les lectures de Thevet et Léry, Montaigne écrivit deux Essais,Des Cannibales (Livre I – 1580) et Des Coches (Livre III – 1588), qui participèrent à la création du mythe du “Bon Sauvage.”

Aujourd’hui, c’est cette conséquence que privilégie l’auteur. Grâce donc à Villegagnon et à l’épisode de la France Antarctique, le Bon Sauvage, s’attache à rappeler Antônio Torres, n’est autre qu’un Brésilien. Une thèse également soutenue par Afonso Arinos en 1937 dans un ouvrage paru depuis en français sous le titre L’Indien brésilien et la Révolution française.

C’est dans la recherche du passé que s’exprime la crise de conscience du monde moderne et tout particulièrement du continent sud américain. Ce phénomène de réécriture de l’Histoire, caractéristique de la postmodernité apparue dans les années 1980, a été décrit par Linda Hutcheon. La chercheuse américaine a défini le concept de “métafictions historiographiques”. Par l’humour, la satire ou la parodie, l’Histoire fait l’objet d’un débat et d’une révision, dans un va et vient constant entre plusieurs temporalités et le recours fréquent à l’intertextualité, qui fait entrer l’écho de la rumeur sociale dans un tissu romanesque composite. Ces fictions tentent de tirer les enseignements d’un passé douloureux et sont porteuses d’un projet de société pour l’avenir. Par la réhabilitation des populations jadis opprimées, elles constituent un acte de subversion et de résistance et agissent en faveur d’une décolonisation culturelle, d’un déplacement du centre vers la périphérie, selon les mots de Milton Hatoum. Nombreuses sont les fictions qui, comme Meu Querido Canibal, nous ramènent vers les épisodes fondateurs de la colonisation. Ces temps où tout paraissait possible exercent une fascination qu’exprime Jean-Christophe Rufin:

“L’évocation poétique de ces premiers moments m’a irrésistiblement attiré. J’y ai reconnu le thème qui m’obsède entre tous: celui de la première rencontre entre des civilisations différentes, l’instant de la découverte qui contient en germe toutes les passions et tous les malentendus à naître.”

La relativisation de la connaissance historique autorise implicitement le recours à la fiction et à l’imagination, redéfinissant sans cesse les frontières entre fiction et Histoire. Si certains écrivains sont parfois victimes de l’illusion scientifique, d’autres comme Luiz Antonio de Assis Brasil, affirment que l’Histoire n’est qu’un tissu de mensonges. Voici, selon lui, les propos du Chroniqueur de l’Empereur D. Pedro II quelques mois avant la chute de l’Empire:

“… os geógrafos, como ele sabia, inventam o que não sabem, tal como os historiadores. Aliás, dada a mentira geral, nunca vira um Historiador concordar com outro.”

Rappelons-nous, Thevet le courtisan, Léry le réprouvé.

Dans Meu Querido Canibal, Antônio Torres écrit à l’encre “sympathique”, l’Histoire de ceux qui hier régnaient en maîtres et qui n’ont plus aujourd’hui qu’une portion congrue du territoire.

En écrivain, il déplace le point de vue, déboulonne les statues, égratigne l’ordre savamment imposé, propose un autre regard sur les faits. Ne suggère-t-il pas, avec d’autres écrivains, ses semblables, que la littérature pourrait, si la société lui donnait plus de place, écrire l’Histoire autrement qu’en lettres de sang?

Mais peut-être s’agit-il là encore d’une autre histoire…

OUVRAGES CITES

– ARINOS DE MELO FRANCO, Afonso. – L’Indien brésilien et la Révolution française. – Paris: La table ronde, 2000, 335 p.

– ASSIS BRASIL, Luiz Antonio de. – A Margem Imóvel do Rio. – Porto Alegre: L&PM, 2004, 171 p. [1ª Ed. 2003]

– BULCAO, Clóvis. – A Quarta Parte do Mundo. – São Paulo: Nova Fronteira, 1999, 232 p.

– BRASIL, Assis. – Paraguaçu e Caramuru Origens Escuras da Bahia. – Villegagnon Paixão e Guerra na Guanabara. – Rio de Janeiro: Imago, 1999, 569 p. [2ª Ed.]

– ELMALAN, Serge. – Nicolas Durand de Villegagnon ou l’Utopie Tropicale. – Lausanne, Favre, 2002, 304 p.

– HATOUM, Milton. – in Escrever na Margem da História. – Texto da participação do autor em 4-11-1993 no seminário de escritores brasileiros e alemães, realizado no Instituto Goethe, São Paulo. Http://www.hottopos.com/collat6/milton1.htm

– HUTCHEON, Linda. – Poética do Pós-Modernismo: história, teoria, ficção. – Rio de Janeiro : Imago ed., 1991, 331 p.

– LE GOFF, Jacques. – Histoire et mémoire. – Paris: Gallimard, Folio, 1988, 395 p. (Ed. originale 1977)

– LE REST, Anne-Claire. – “Qu’est-ce que le postmodernisme?” – Entretien avec Linda Hutcheon. – http://www.cru.chateau.free.fr/hutcheon.htm

– LESTRINGANT, Frank. – Le Brésil d’André Thevet, les singularités de la France Antarctique (1557). – Paris: Ed. Chandeigne, 1997, 446 p.

– LESTRINGANT, Frank. – Le Huguenot et le Sauvage. – Paris: Kliencksieck, 1999, 413 p.

– MONTAIGNE, Michel de. – Essais. – Paris: Librairie M.G. Nizet, 1994, 94 p. Tome I, Tome III

– PASTOR, Gilbert. – Le Valet d’aventure. – Paris: Balland, 1990, 283 p.

– RUFIN, Jean-Christophe. – Rouge Brésil. – Paris: Gallimard, 2001, 603 p.

– STADEN, Hans. – Nus, Féroces et Anthropophages. Paris: A.M. Métailié, 1979, 258 p., traduction Henri Ternaux Compans

– THEVET, André. – Cosmographie Universelle. – Paris: Pierre l’Huillier, 1575, 2 volumes, 138 estampes : gravures sur bois : n. et b.; 36 x 45 cm et moins (vol. 2), p. 952

– THEVET, André. – Pourtraits et Vies des Hommes Illustres, grecs latins et payens recueillis de leurs tableaux, livres medalles antiques et modernes. – Paris: Vve I. Kervert et G. Chaudiere, 1584, Tome II, Livre VIII, chap. 149

– TORRES, Antônio. – Histórias e estórias: as encruzilhadas da França no Brasil, Conférence prononcée à Bordeaux, 16 Mars 2005

– TORRES, Antônio. – Meu Querido Canibal. – R.J./S.P.: Record, 2000, 188 p.

– TOURATIER, Jean-Marie. – Bois Rouge. – Paris: Galilée, 1993, 193 p.

“Infos Brésil” no. 178 – Paris, 15 Mars 2002. – Entretien à Rita Godet

Entrevista a Rita-Olivieri Godet, (“Infos Brésil” no 178 – Paris, 15 mars, 2002)

À l’occasion d’une tournée exceptionnelle en France, fait rare pour un écrivain brésilien, Antônio Torres a bien voulu revenir sur deux de ses romans, Essa Terra* et Meu querido canibal, et évoquer ainsi les rapports complexes entre la vie, l’oeuvre, l’Histoire…

DE L’ERRANCE ET DU CANNIBALISME EN LITTÉRATURE

INFOS BRÉSIL. Une partie importante de votre production romanesque repose sur la représentation littéraire de votre ville natale. Par quels procédés l’espace géographique se transforme-t-il en espace littéraire? Dans quelle mesure l’expérience vécue s’intègre-t-elle à la création, dans un roman comme Cette terre?

ANTÔNIO TORRES. Les décors, les personnages et les voix de mon enfance ont considérablement contribué à la formation de mon imaginaire. Mais pour ce qui est du moment où les espaces géographiques se sont transformés en espaces littéraires, je me souviens: c’était un soir, à São Paulo, ma femme, Sonia, m’a demandé de lui raconter une histoire de quand j’étais petit. Ce que j’ai fait. J’ai senti qu’elle étais très émue. Le lendemain, j’ai écrit un conte que j’ai intitulé “Segundo Nego de Roseno** “, repris dans un petit recueil Meninos, eu conto. Il s’agit d’une histoire toute simple, qui s’est passée à Junco où je suis né, aujourd’hui la ville de Satiro Dias. Ce conte est à l’origine de Cette terre, mon troisième roman.. C’este là que Junco est définitivement devenue le matériau de ma mémoire, avec les suites que l’on sait, tout du moins ceux qui m’ont lu, comme dans le récent O cachorro e o lobo*** . Chez moi, le vécu compte beaucoup. Au point que certains pensent que tout ce que j’écris est autobiographique. Pas à ce point! L’auteur de fiction, qu’est-ce qu’on en fait alors?

Les différentes parties du livre, “Cette terre m’apelle”, “Cette terre me rejette”, “Cette terre me rend fou”, “Cette terre m’aime”, mettent en évidence les relations contradictoires entre les personnages et la terre d’où ils viennent. De quel lieu s’agit-il? de Junco? d’Alagoinhas? de Feira de Santana? de São Paulo? Ou simplement des deux facettes, rurale et urbaine, d’un seul et même Brésil qui exclut et condamne son peuple à la misère et à la mort?

Pendant que j’écrivais Cette terre, me revenait à l’esprit l’hymne que nos maîtresses d’école, Madame Serafina, puis Madame Teresa nous faisaient chanter: “Gloire aux hommes / héros de cette terre / Cette patrie chérie / qu’est notre Brésil…” Plus le roman avançait, plus je pensais l’intituler”Ma mère n’est pas gentille”, référence ironique, ou caustique, à notre hymne national. J’ai grandi en entendant et en récitant de magnifiques poèmes patriotiques. Adulte, j’ai compris que “les divines promesses d’espoir” n’étaient pas tenues. Sont arrivés les militaires et leur orgueilleux “Grand Brésil”, alors qu’il en mourait quatre à la minute pour mille dollars, pour citer un vers de Ferreira Gullar. Dans Cette terre, j’ai essayé de montrer un pays dont je ne suis pas bien fier.

À la fin de Cette terre le narrateur-protagoniste, Totonhim, décide de refair le parcours de son frère Nelo: quitter le sertão et partir pour São Paulo. Peut-on voir dans cette décision, le désenracinement comme destin tragique du serganejo? D’autre part, ne peut-on voir dans ces migrations nordestines une forme spécifique des mouvements migratoires dans le monde acctuel? Dans la post-modernité, l’homme moderne serait-il condamné à errer?

L’amputation épistémologique du sertão s’est produite avec l’arrivée du premier camion. L’odeur de l’essence est montée à la tête de plus d’un. Les femmes se sont entichées des hommes-en-auto et n’avaient plus rien à faire des gars du coin, dont la vie tenait au bout d’un manche de houe et qui suintaient la sueur par tous leurs pores. Alors ceux-ci ont voulu être comme ces hommes-en-auto. Ils sont partis. Ce n’est pas uniquement la sécheresse et les mauvaises conditions de vie qui ont chassé le sertanejo de son sertão. Il y a aussi l’appel de la civilisation. Bien sûr qu’il y a des facteurs économiques. Mais c’est aussi la civilisation qui attire – il faut en tenir compte. C’est ça, aujourd’hui nous vivons dans un monde de gens qui errent. Les migrations intérieures ont tendance à dépasser les frontières. Le phénomène semble mondial. Certains en sont déjà à rêver à un monde sans frontières. Comme si c’était une nouvelle utopie, dans un post-tout, utopies comprises.

Le texte hybride de Meu querido canibal* pose de façon radicale la question de la frontière des genres, en intégrant différentes formes narratives comme le récit historique, la chronique, le journal, la fable, sans pourtant renoncer à la fiction. Il s’inscrit ainsi dans une des tendances modernes de la fiction qui interpelle ses propres limites par l’hétérogénéité des formes et des voix qu’elle absorbe. En dehors de Cunhambebe, un autre héros anthropophage est présent dans le texte: le narrateur lui-même qui se consacre à une pratique intertextuelle intense. Dans quelle mesure la thématique du livre a-t-elle déterminé le choix de cette forme de récit?

Ce qui a déterminé la forme narrative de Meu querido canibal a été l’absence d’histoire. À savoir: comme les Indiens n’avaient pas d’écriture, ils n’ont pas laissé de récit de leur existence sur cette terre. Et l’Histoire avec un grand H les a condamnés à l’oubli. Après des années de recherches, je suis arrivé à une conclusion évidente: les Indiens sont exclus de l’Histoire. Il a fallu que je me bouge et que je trouve mon découpage, en me servant de mês stratégies de romancier. Il en est sorti ce texte hybride comme vous le définissez avec précision.

Meu querido canibal, par son titre, annonce déjà l’investissement affectif du narrateur pour son personnage, ce que confirmeront les premières pages du livre. Votre version de l’Histoire se pose pleinement comme un exercice de “héroïcisation” des indiens Tupinambas, et de Cunhambebe en particulier. Tout au long du récit, le narrateur indique les limites de la reconstruction des faits historiques comme le souligne l’emploi récurrent du mot “probablement”. Le texte pose ainsi la question du récit historique. Pourrions-nous arguer à partir de cette lecture que tout récit historique est un récit bâti? Pour l’écrivain Antônio Torres, l’histoire este-elle toujours une fiction?

En quelque sorte. Parce que tout livre d’Histoire a été écrit par quelqu’un qui n’a pas pu s’empêcher de donner sa version des faits. Quand mon regard est tombé sur une notice qui définissait le personnage de Cunhambebe comme “le sauvage dans son expression la plus repoussante”, j’ai été tenté de le traiter en héros, car c’est ainsi que son peuple le voyait. Jusqu’à Villegaignon, le vice-amiral breton qui fut le premier des Européens à s’installer à Rio de Janeiro, aux alentours des années 1555-1559, avec son malheureux projet de création d’une France antarctique sous les tropiques. Car même le Chevalier de Malte a reçu Cunhambebe pendant trente jours, avec toute la pompe et les honneurs d’un chef d’État, d’un roi du Brésil. Pour restaurer la légende de grand guerrier qu’était Cunhambebe, je me devais de remettre en question les récits historiques qui ont minimisé son rôle de chef de la résistance aux colonisateurs. Mon livre est une revanche, indignée et tendre, comme l’a déjà dit le poète bahianais Ruy Espinheira Filho.

Dans la représentation du choc qui s’opère entre deux civilisations: l’occidentale et celle des Indiens brésiliens, qui comme le note le narrateur de Meu querido canibal, ne savaient pas qu’ils étaient des Indiens avant l’arrivée des Blancs, le livre discute d’un problème crucial qui est celui de l’altérité, en dénonçant les conséquences dramatiques d’un regard ethnocentrique. Pensez-vous que la littérature peut contribuer à bâtir des relations interculturelles qui échappent à l’ethnocentrisme?

Feu Einstein disait qu’il est plus facile de détruire un atome qu’un préjugé. Par la simple fait de ne pas être Blancs et de vivre comme ils vivaient, les Indiens ont été considérés par les Européens comme “des bêtes en forme de gens”. Quand je mets ça noir sur blanc, j’ai l’espoir que le lecteur va réagir: “Mais c’est absurde!” C’est ça l’utopie de l’art: pouvoir transformer les coeurs et les mentalités. Soyons utopiques et croyons que la littérature peut contribuer à construire des relations interculturelles qui échappent à l’ethnocentrisme. “Une mappemonde qui n’inclut pas l’utopie ne mérite pas d’être consultée”, disait Oscar Wilde.

Entre les Français et les Portugais qui se disputaient la possession de la terre des Indiens, Meu querido canibal trace un portrait sympathique des premiers par opposition à l’image cruelle que l’on a des colonisateurs du Brésil. Quels sont les éléments qui ont fondé ce type de construction?

Ce qui a fondé ma vision est la différence d’intérêts entre les uns et les autres. Les Français ont été plus diplomates avec les Indiens pour une raison très simple: ils voulaient faire des affaires et non leur prendre leur terre. Ils ont troqué leurs petits miroirs, leurs petits parfums et autres “utilitaires” de la civilisation européenne, contre du bois, du pau brasil, un bois de teinture très recherché par l’industrie textile, des épices, des oiseaux aux riches plumages, etc. Et ils sont tombés sous le charme de la terre et des hommes, et surtout de la profusion de femmes nues. Ils ont fait la fête avec les Indiens. Beaucoup n’ont pas voulu rentrer au pays, et se sont mis à la vie tribale. Il faut aussi bien comprendre que les Portugais ont mis soixante ans, à compter de la découverte du Brésil, avant de s’intéresser à Rio de Janeiro, où se situe mon récit. Donc, les Français s’en sont donnés à coeur joie pendant près d’un bom demi-siècle, à Rio et dans ses merveilleux environs. Quand les Portugais sont arrivés pour chasser le Français, ils avaient comme objectif majeur d’éliminer les tribus regroupées en Confédération des Tamoios. Ce fut un carnage. Je veux dire haut et fort qu’aux premiers temps de la colonisation, les Français ont été plus sympathiques que les Portugais, dans leurs relations avec les indigènes. Quand ils ont changé d’idée, plus tard, et qu’ils ont voulu contrôler le territoire, là, c’est une autre histoire. Ils se sont mis à cracher le feu en occupant Rio de Janeiro, au début du XVIIIe siècle, dans l’espoir de trouver de l’or.

Propos recueillis
par Rita Olivieri-Godet

Les aventures des bretons au Brésil à I’époque coloniale – Marie-Françoise BIDAULT

Marie-Françoise BIDAULT, (Sous la direction de Jean-Yves Mérian. Edition Les Portes du Large, Rennes, France, 2007.

RECITS CROISES SUR LA PRISE DE RIO : DUGUAY-TROUIN / ANTÔNIO TORRES

La prise de Rio de Janeiro fit grand bruit dans l’Europe de 1711 et c’est en grande partie grâce à son exploit le plus fameux  que le malouin Duguay-Trouin s’est forgé une réputation nationale et même internationale.

Homme à la personnalité complexe, il a connu des fortunes diverses au long de quarante sept années d’une vie bien remplie. Une courte formation au Petit Séminaire de Rennes, suivie d’une turbulente jeunesse estudiantine à Caen conduit le conseil de famille à l’inciter fortement pour ne pas dire le contraindre à s’embarquer sur une frégate La Trinité  avec laquelle, pour sa première expédition, il frôle de près le naufrage. C‘est le début d’une carrière de corsaire célèbre même si elle est, parfois, mal connue. Consignée par le marin lui-même dans ses Mémoires, elle a inspiré de nombreux historiens tant brésiliens que français. Le dernier ouvrage en date, paru sous le titre O nobre Seqüestrador,  laisse libre cours à l’imagination du romancier sur la base d’une solide documentation historique. Il nous offre ainsi une fiction surprenante qui renouvelle agréablement le genre.

Le contexte historique

En ce début du XVIIIè siècle la situation  de la France sur l’échiquier international a connu des jours meilleurs. L’économie  est lourdement grevée par d’interminables conflits. Sur terre, l’armée absorbe une grande partie du peu de finances disponibles aux dépens d’une marine royale qui périclite. Le désastre de La Hougue de sinistre mémoire marque la fin d’une époque en 1692  et bientôt les grandes batailles maritimes cèdent la place à la guerre de course.

Les alliances sont donc primordiales dans cette atmosphère belliqueuse de la fin du règne de Louis XIV  en pleine guerre de succession d’Espagne. La France amie de l’Espagne se heurte à l’Angleterre qui entretient des relations économiques privilégiées avec le Portugal depuis le traité de Methuen de 1703. De son côté Guillaume d’Orange qui lorgne du côté de la couronne anglaise entre aussi en lice contre la France.

La situation économique, aggravée par la famine de 1709, n’est guère brillante particulièrement en Bretagne et à Saint-Malo engagée dans une rude  lutte commerciale avec l’ennemi héréditaire : La rivalité qui opposait presque constamment marins et commerçants anglais aux bretons, contribuait aussi à accentuer le réflexe de défense qui fit des armateurs et navigateurs bretons les serviteurs héroïques du Roi au XVIIè siècle[1].

La guerre de course.

Pirates et flibustiers ont de tout temps infesté les mers et épisodiquement on évoque encore ce phénomène à propos de l’Asie du Sud-est. Ces individus travaillent illégalement en tant de guerre ou de paix et pour leur profit personnel sans aucune règle morale ni appartenance à un gouvernement.

Les corsaires, eux, ont disparu. La guerre de course, fort pratiquée aux XVIIè et  XVIIIè siècles s’exerçait selon des règles bien précises exclusivement en période de conflit et en accord avec le souverain. Le vaisseau corsaire est le plus souvent armé par des particuliers avec l’autorisation du gouvernement qui lui octroie alors des « lettres de marque ». Cette activité, réglementée à partir  des mesures reprises par l’ordonnance de Colbert de 1681, va se développer après la défaite de La Hougue en 1692 (celle-ci avait considérablement affaibli la marine royale française).

Avant même l’expédition de Rio, Duguay-Trouin avait fait plusieurs tentatives malheureuses pour intercepter les vaisseaux lourdement chargés d’or et de bois précieux en provenance du Brésil. En effet le Portugal, allié traditionnel de la France, ayant préféré l’amitié économique  de l’Angleterre en signant le traité de Methuen  devenait ainsi une cible pour les corsaires français d ‘autant que Lisbonne et ses côtes servaient d’entrepôts au débarquement des troupes étrangères, vivres et munitions[2] lors de la guerre de succession d’Espagne.

Si d’autres villes côtières comme Dunkerque avec Jean Bart ou encore La Rochelle ont fourni des corsaires célèbres à la France,  Saint Malo s’est taillée une solide réputation dans ce domaine. Orgueil de la ville «  Ni breton ni français malouin suis » ! Et c’est sans doute à ce titre que la villle a donné naissance à de nombreux navigateurs et corsaires célèbres comme Robert Surcouf et Jacques Cartier et tant d’autres plus obscurs  tels  Marion Dufresne, Jacques Epron ou encore l’infortuné Mahé de la Boudonnais tous aussi valeureux que leurs illustres compatriotes..

une personnalité  attachante.

On ne compte plus les nombreuses publications qui de près ou de loin se sont intéressées à la figure de Duguay-Trouin. Certaines en ont fait leur sujet central alors que d’autres l’évoquent dans le cadre plus général de publications sur la ville de Saint-Malo ou sur le thème des corsaires.

Approches différentes selon les auteurs mais souvent teintées d’émotion ou d’admiration. Les travaux d’historiens empreints de sens critique y croisent  des récits de vies romancées et même parfois des ouvrages qui frisent l’hagiographie.

Si l’éventail est large on y retrouve des constantes : l’homme est fougueux, brave, téméraire même, le héros entreprenant au service de son roi, de sa patrie. Certains auteurs gomment les défauts pour mieux exalter les qualités, d’autres plus proches de la réalité historique évoquent des faits, des traits de sa véritable personnalité. Le style sobre ou parfois ampoulé est révélateur d’une époque ou d’un genre de même que les titres des collections Le roman des grandes existences ou encore Les gloires de la France.

Parmi cette abondante bibliographie quelques œuvres retiennent l’attention car  elles semblent, par leur contenu et leur style, fournir un cadre intéressant  en contraste avec les deux volumes retenus pour notre réflexion.

Le premier, Le journal historique de Parscau du Plessix, a fait l’objet d’une édition présentée, annotée et réalisée par Louis Miard à partir d’un manuscrit  de la Bibliothèque du Port de Brest[3]. Il s’agit en fait de la publication du journal d’un participant à l’expédition de Rio. Embarqué à bord du vaisseau Lys ce garde-marine (nom sous lequel on désignait les actuels aspirants d’après L.Miard) a tenu un journal quotidien des principaux événements de la prise de la ville. Très documenté,  parfois même technique, le texte, dans un grand souci d’exactitude, donne un récit fidèle des principaux événements auxquels a participé l’auteur ou sur lesquels il s’est informé directement.

L’ancien officier de marine G.de la Landelle publie en 1844 une Histoire de Duguay-Trouin par laquelle il met en scène la vie du corsaire dans un texte qui se veut historique même s’il s’autorise quelque écart S’il était permis de mêler les fictions du roman à un récit purement historique, on pourrait placer ici une scène qui ne serait dépourvue ni de vraisemblance ni de probabilité[4]. L’ouvrage s’étend  jusqu’à la mort de Duguay-Trouin non sans d’ailleurs un petit commentaire sur la course devenue rapine à partir de 1710.

Quelques années plus tard, en 1883, Felix de Bona fait paraître sous le même titre Histoire de Duguay-Trouin une version légèrement romancée, agrémentée de commentaires avec, en particulier, des précisions sur l’édition pirate des mémoires de Duguay-Trouin par un certain Villepontoux, parue en 1730, à Amsterdam, contre le gré de l’auteur.

Si les deux précédents ouvrages se revendiquent de l’ouvrage historique celui de François Poncetton est d’un genre différent. Trente quatrième de la série Le roman des grandes existences où il voisine, entre autres, avec La vie martiale du Bailli de Suffren et quelques autres hommes de lettres ou politiques célèbres, cet ouvrage, publié en 1930, sous le titre Monsieur Duguay-Trouin corsaire du roi, apparaît,  sans conteste, comme le plus romancé. Dans un premier avertissement après avoir présenté. Le manuscrit de M. Barnabé Cloquemin, chirurgien qui rapporte les gestes et propos de M. Duguay-Trouin, relié en parchemin… il précise en termes choisis son propos .Nous donnons dans sa forme sincère ce récit qui célèbre la vie de notre héros, jusques à son retour de Rio-de-Janeiro[5]. La phrase finale met un point d’orgue à l’ouvrage dans le ton un brin grandiloquent de celui-ci. C’est là qu’avait été déposé, dans un caveau où il dort à jamais, le corps de M. René Duguay-Trouin qui avait été corsaire et officier, le plus brave et le plus noble des hommes d’épée de son temps, et qui avait donné toute sa vie au service du Roi.[6]

Enfin c’est en 1953 que  Roger Vercel consacre avec moins d’emphase quarante sept pages de son Visages de corsaires  à une sobre biographie de Duguay-Trouin dans laquelle il  dessine, avec un style concis, un portrait assez proche de la réalité historique.

Des Mémoires et un roman

Derrière le titre se cache l’exercice délicat de croiser des récits, si différents par leur structure et leur approche des faits dans lesquels la prise de Rio ne constitue qu’une petite partie. Quand Duguay-Trouin nous offre un récit de vie, une autobiographie  Antônio Torres présente le personnage qui peu à peu l’envahit, intervient dans son quotidien jusqu’à l’obsession.

Si une certaine unité géographique (quelques ports français et la ville de Rio) est commune aux deux ouvrages la durée   fait la différence: le temps d’une vie pour Duguay-Trouin, trois siècles pour Antônio Torres avec en fil conducteur la construction d’un personnage  de roman et le témoignage d’une ville qui se penche sur sa vie depuis sa naissance.

Les événements de ma vie.

Les Mémoires de Duguay-Trouin adoptent une structure chronologique classique assez habituelle pour une autobiographie. Après une brève mise en scène de la France de Louis XIV, période dont les fastes ne sont plus à découvrir, la naissance et la vie du héros se déroulent, sinon sans heurts, sans grande surprise dans un environnement consacré, pour l’essentiel, à la mer et aux  expéditions maritimes.

Sur un total de 212 pages que comptent ses Mémoires, Duguay-Trouin   en réserve 44 à son expédition (préparatifs, réalisation et  retour compris)[7]. C’est relativement peu  pour un si  grand événement dans une vie bien remplie mais ce sont des pages denses, allant droit à l’essentiel. Le récit dépouillé d’un acte au service de la patrie, d’un exploit dont il ne tire pas vaine gloire. Mais aussi l’ensemble  d’une vie  dans le but d’apporter son témoignage et de s’assurer un avenir qui s’annonce incertain. A preuve les courriers adressés au roi ou à ses intendants qui font état de la misère, des difficultés physiques et morales qui l’accompagneront jusqu’au terme de son existence.

Enquête sur un personnage ou en quête d’un personnage.

Avec Antônio Torres l’exercice   est  foncièrement différent. Il ne s’agit  pas de faire œuvre de biographe mais de romancier avec, avant tout, la fiction, l’imagination débridée au service de la relation d’événements historiques. Cette fois la toile de fond, le fil d’Ariane n’est plus uniquement la vie du corsaire mais aussi la ville de Rio confrontée aux multiples difficultés du quotidien actuel. 

Près de trois siècles après Duguay-Trouin Antônio Torres aborde son sujet dans  un tout autre registre. Loin du récit autobiographique   et linéaire,  place maintenant à un périple en terre de France, de Paris à Saint-Malo en passant  par Bordeaux, La Rochelle, ( point de départ de l’expédition), ponctué d’une série d’allers-retours imaginaires à Rio de Janeiro, entre  passé et  présent. Pour fil conducteur l’étrange échange verbal entre la statue du corsaire édifiée sur les remparts de Saint-Malo et ce curieux visiteur/confident, cet interlocuteur qui l’interpelle en lui parlant de sa ville; non seulement  le Rio d’hier mais aussi celui d’aujourd’hui avec, en filigrane, une violence omniprésente.

Dans ce récit polyphonique aux multiples facettes, le sommaire nous propose, en guise d’introduction pour cet ouvrage de 250 pages, un découpage en trois parties entre lesquelles se glisse un entracte à la manière du  théâtre pour s’achever  sur un Post scriptum inspiré du genre épistolaire même s’il s’agit d’un article de journal.

La première partie, la plus longue, (142 pages) nous raconte de la bouche même de la statue de Duguay-Trouin son existence antérieure à la prise de Rio. Après la coupure de l’entracte marqué par la violence l’œuvre bifurque vers une autre voie. L’auteur brésilien qui a entrepris un périple français à la recherche d’inspiration se propose de suivre les pas du héros du XVIIIème siècle dans la France d’aujoud’hui en compagnie de personnages bien vivants. Brossés par petites touches (sans être un roman à clefs on peut y reconnaître quelques enseignants du monde lusophone  français) des portraits, ciselés avec soin, mettent une touche d’humour qui atténue la déception du voyageur. Seu objetivo é tentar recompor  os passos e manobras do célebre corsário que, ao contrário dos mercadores de escravos, dos calvinistas,  do cardeal de Richelieu, dos ingleses e das tropas de Hitler, aqui não deixou marca nenhuma[8].

Soudain  au cours d’un agréable déjeuner à La Rochelle avec ses commensaux français, changement de décor ; sans crier gare, le temps et l’espace sont abolis. Seus olhos capturam a janela do vigésimo oitavo andar, no arranha-céu da avenida Rio Branco, no centro do Rio. E o dia 31 de maio de 1998 [9]. Le narrateur, sur le point de perdre son emploi de publicitaire, interpelle Duguay-Trouin avec une certaine sévérité. Mas o principal a dizer aqui é : não farei como o senhor, que depois de conquistar o Rio a ferro e fogo, para a glória da França, iria passar o resto da vida escrevendo cartas pedindo socorro financeiro, como quem pede esmola[10]. Et c’est ainsi que se rapprochent voire se confondent deux destins, celui du héros et celui du narrateur.

La suite est entièrement consacrée à l’épisode de l’assaut et de l’occupation de la ville de Rio qui se déroule tout au long d’une séquence de 43 pages. Le roman s’infléchit ensuite dans la dernière partie vers un récit des confidences de la ville qui, désormais personnifiée, change de statut pour prendre la parole et exposer les aléas de son existence après le départ des Français. Il s’en suit une  liste en dix-sept points où elle expose ses griefs contre le gouverneur portugais, les démêlés de celui-ci avec Lisbonne, son autorité de tutelle, et avec la population carioca.

Le dernier chapitre laisse la parole à une évocation autobiographique de la ville dans laquelle s’entremêlent attaques meurtrières et heures de gloire. La venue de la cour portugaise transforme le destin de la petite cité Agora eu era a capital de um império, a princesa do mundo[11] qui s’exalte soudain dans une grande envolée lyrique finale .A praça era eu. Fui eu. Sou eu. A Praça do Rei ; Depois dita Cidade Maravilhosa. Princesinha do  Mar. A garota de Ipanema. Tão cantada em prosa e verso quanto Paris. « Rio de Janeiro/gosto de você/gosto de quem gosta/des céu, deste mar/desta gente feliz »

A Cidade Vaidosa. Linda de morrer. De causar inveja. De dar raiva.
E medo[12]…

Les deux récits de la prise de Rio.
Duguay Trouin…..

A la façon d’un journal de bord le récit, linéaire, présente une succession de faits classés, selon l’ordre chronologique, avec mention précise des dates. La prise de Rio rédigée sur le mode descriptif,  est évoquée à la première personne par le corsaire qui consigne dans  ses souvenirs sa vision de la baie de Guanabara sans omettre la participation de ses fidèles lieutenants dont plusieurs sont nommément cités à l’instar de Duplessis-Parscau. Chacun à sa place sous les ordres du corsaire qui, en fin stratège, dirige les opérations avec une grande maîtrise de la situation. Rien ne semble lui échapper. Les événements se déroulent au jour le jour et même heure par heure. A propos de l’échec de Duclerc il nous fait partager ses observations et ses réflexions. Quelques détails concrets sur les mouvements de ses adversaires  pimentent le récit non sans évoquer   un certain  Dubocage, normand rescapé de l’expédition Duclerc et passé à l’ennemi.

Après quelques épisodes de lutte, l’homme de guerre fait place au négociateur qui adresse au Gouverneur  une lettre, véritable chef-d’œuvre dans le genre. Recevant  une réponse jugée décevante il décide alors d’investir la ville qui se révèle abandonnée par les autorités et une partie de ses occupants. Devant la menace de l’arrivée de secours en provenance de Mines (Minas Gerais) Duguay-Trouin presse le mouvement en faisant brûler quelques positions stratégiques ce qui amène le Gouverneur en fuite à négocier. Progressivement se dessine le portrait du héros non seulement  chef de guerre mais aussi  stratège  financier doublé d’un homme d’autorité qui sait faire respecter une indispensable discipline, n’hésitant pas à châtier ses troupes quand cela s ‘avère nécessaire. Honnête homme aussi en quelque sorte puisque avant son départ de la ville il restitue aux Jésuites  une partie des trésors saisis en matière de gages à son arrivée.

Pour le retour il  projette de faire le détour par Salvador de Bahia afin de délivrer les derniers membres de l’expédition Duclerc qui y étaient retenus prisonniers  sans oublier son sens pratique des affaires. J’avais formé la résolution de les y aller délivrer, et il est certain que je l’aurais exécutée et même que j’aurais tiré de cette colonie une autre contribution[13].

L’accueil en France ne fut pas aussi chaleureux  qu’il eût  pu le souhaiter. La perte de deux vaisseaux pris dans la tempête sur le chemin du retour limita les bénéfices même si (ils) payèrent la dépense de mon armement et donnèrent quatre vingt douze pour cent de profits à ceux qui s’y étaient intéressés.[14]

………Antônio Torres.

D’entrée de jeu le titre du premier chapitre intrigue. Por mais que eu olhe nunca avisto Niterói[15]. Cette phrase énigmatique dans la bouche de la statue de Duguay-Trouin, répétée, à plusieurs reprises, par le narrateur témoigne d’une difficulté à identifier et percer le mystère de la ville de Rio.

La suite est bien différente. De nos jours à  Saint-Malo, le 6 février 2002, un personnage qui se présente à la première personne comme  Duguay-Trouin Eu René filho de Marguerite Boscher e do comandante de navio Duguay-Trouin[16] s’adresse à un voyageur inconnu en provenance du Brésil, plus précisément de Rio. En fait, c’est la statue du corsaire qui s’exprime, précisant  d’ailleurs  avec une nuance de familiarité, dans un clin d’œil amusé. Ponha ai  o chapeuzinho no o para os brasileiros pronunciarem o nome da cidade corretamente Saint Malô….[17]

Le ton est donné, humour et décalage à distance de  la rigueur historique, de la sobriété, de l’austère relation des faits. Toute cette première partie entrecroise le récit des événements de la prise de Rio et les confidences attribuées au corsaire sur ses supposées motivations.

Presque tout est dit, on y retrouve la personnalité de Duguay-Trouin tel qu’il se présente lui-même dans ses mémoires quoique en termes différents.

Ce n’est qu’au chapitre suivant que sont abordées  la naissance et la jeunesse de Duguay-Trouin  inspirées de la première version non édulcorée des Mémoires (pour la version officielle le corsaire les avait  lui-même expurgées de quelques épisodes mouvementés de son adolescence orageuse).

Loin du héros mythique portraituré par nombre d’auteurs c’est presque un anti-héros qui s’exprime, un homme de chair et d’os même si l’expression est paradoxale pour parler d’une statue animée par le talent du romancier.

Et il nous faut attendre la page 173 un titre lapidaire mais éloquent esta viagem pour entrer dans le vif du sujet : les préparatifs de l’expédition  puis le départ de Rochefort retardé par un contretemps matériel. Cette fois ce n’est pas le corsaire qui raconte mais un narrateur s’autorisant quelque incursion  dans l’époque contemporaine en évoquant, par association d’idées, le rôle de Brest lors de la première guerre mondiale. Mais très vite il adopte le mode descriptif à l’instar de Duguay-Trouin dans ses mémoires Já com os seguintes incidentes, vistos do Lys, a nau-capitania…..[18]. Avec un véritable souci du détail il reprend, à sa manière, sous forme d’éphémérides, un récit minutieux du début de l’expédition entre le 16 juin 1711 et le 1er juillet dans l’après-midi au moment d’aborder São Vicente, une des îles du Cap-Vert. Après diverses considérations sur l’organisation et les conditions de navigation  on retrouve la relation  des événements consignés à la manière d’un journal de bord depuis le 13 août jusqu’au 1er septembre,  date d’arrivée à l’entrée de la baie de Guanabara.

La séquence suivante, sobrement intitulée Diário do assalto ne laisse planer aucun doute sur le propos. En exergue du chapitre, un extrait du témoignage de Louis Chancel de Lagrange 1° tenente, participant actif et témoin oculaire de l’événement, se veut le garant de l’authenticité de l’Histoire. La plume du narrateur qui s’attache aux préparatifs essentiels de l’assaut en  relate ensuite le déroulement au jour le jour et même heure par heure,. Dans un grand luxe de détails il raconte ensuite l’occupation de la ville  entre le 13 septembre et le 11 octobre avant de conclure par une phrase concise sur le départ du 13. E arribou. Sessenta e um dias depois da sua chegada triunfal[19].

O Nobre Seqüestrador

Titre polymorphe  à l’image du roman qui recèle un certain mystère d’autant qu’en français il n’y a pas d’équivalent au terme seqüestrador[20]. Toutefois l’ambiguïté  sur laquelle l ‘auteur semble jouer vient surtout du vocable noble : adjectif ou substantif, à prendre au premier ou au second degré?

Noble, au premier sens du terme, certes Duguay-Trouin l’était mais depuis peu de temps puisque le roi lui avait octroyé ses Lettres de noblesse ainsi qu’à son frère Luc Trouin de la Barbinais en 1709, soit deux ans avant l’expédition. Il avait alors trente six ans,

On peut aussi y voir plutôt que la distinction nobiliaire  une allusion à la noblesse d’âme, de cœur, de comportement tellement louée par l’historiographie française et dont la reprise ici  n’est sans doute pas dénuée d’ironie 

Corsaire en deçà de l’Atlantique,  pirate au-delà, selon qu’on adopte le point de vue  populaire français ou brésilien. Dans ce curieux rapprochement de termes  transparaissent deux traits de caractère d’un même homme: noblesse de la conquête pour les uns sans oublier l’orgueil et le profit qu’on peut en retirer, appât du gain, pillage pour les autres qui ne voient que la prise en otage et le rachat de leur ville contre pièces sonnantes et trébuchantes, des têtes de bétails et des femmes ! Comme pour en amoindrir l’importance la rumeur publique laissait entendre que cet exploit avait été facilité par  l’incurie des autorités portugaises plus enclines à tirer des bénéfices de leur colonie sud-américaine que soucieuses d’y mettre en place une défense rigoureuse doublée d’une administration responsable et efficace. Le petit peuple n’avait d’ailleurs guère apprécié le manque de fermeté du Gouverneur pour ne pas dire sa couardise en l’affublant du surnom peu flatteur de Vaca, comme A. Torres ne manque pas de s’en faire l’écho. . Todo mundo acusou o governador, implacavelmente. O povo o ameaçava de morte, chamando-o de traidor. « Este covarde nos vendeu. E entregou os nossos pertences aos bandidos »[21].

bien regarder ce mot seqüestrador a-t-il une connotation si péjorative dans le roman de Antônio Torres, a-t-il l’impact de bandido ou de ladrão épithètes malsonnantes dont les auteurs brésiliens gratifiaient si fréquemment  le corsaire? Sans aller jusqu’à y voir de la tendresse, (ce serait peut-être excessif), on peut deviner, un intérêt, presque une forme de  complicité entre l’écrivain et le mythique héros historique. D’autant que Antônio Torres fait dire à la statue, sur un ton familier : cá estou, no panteão ao esplendor do tempo dos marinheiros, postado de frente para o mar, de onde jamais teria saído desde o dia em que me acostumei com ele na marra, mas eia, você veio até aqui para seqüestrar as minhas memórias, porque sou um malfalado personagem da história do seu país[22]. En  inversant ainsi les rôles l’auteur fait lui-même preuve d’une certaine indépendance d’esprit puisqu’à la différence de maints auteurs brésiliens il s’inspire des diverses versions des faits qu’il a pu consulter comme en témoigne la bibliographie proposée à la fin de l’œuvre.

En contraste avec cette bienveillance apparente le ton est beaucoup moins amène dans un post scriptum en date du 25 février 2003. Narcotráfico ataca em várias frentes Rio vive dia de terror ……Este foi o terceiro seqüestro nos 438 anos de história da cidade. Em 1711, o corsário René Duguay-Trouin a sitiou e exigiu um resgate em ouro. O segundo deu-se em setembro,quando a fábrica de ameaças do narcotráfico paralisou o Rio. Ontem a cidade voltou a cair nas mãos dos bandidos. A tal ponto que a Nação do Crime proclamou a vitória num audacioso « comunicado oficial » à população.

Era o que faltava !(…)  » Jornal do Brasil.

E etc [23].

Et, c’est par cet article de journal (fictif ?) au titre spectaculaire que s’achève le roman dans une conclusion inattendue qui éclate comme un coup de tonnerre. La presse, évoque, dans un raccourci saisissant, les presque cinq siècles de violence que la ville a subi depuis l’arrivée des Portugais jusqu’aux plus récentes séquestrations orquestrées par les trafiquants de drogue.

Bibliographie

CUNAT Charles, Saint Malo illustré par ses marins, Bourg-en-Bresse, éd. Du Bastion, 1988.

DE BONA Félix, Histoire de Duguay-Trouin, Lille-Paris, éd. J. Lefort, 1883.

DE LA LANDELLE G., Histoire de Duguay-Trouin, Paris, éd. Sagnier et Bray, 1844.

DUGUAY-TROUIN, La vie les aventures et les mémoires de Monsieur Duguay-Trouin, Genève, éd. Famot, 1979.,

FREVILLE Henri, L’Intendance de Bretagne, Rennes, 1953, p.29.

LANORE Jean., Le vainqueur de Rio, Paris, éd.F. Lanore, 1935.

MANET François-Gille-Pierre, Biographie des Malouins célèbres, Marseille, éd.Laffitte, 1991.

MIARD Louis, « La prise de Rio de Janeiro par Duguay-Trouin en 1711 » in La Bretagne Le Portugal Le  Brésil. Echanges et rapports, Actes du Cinquantenaire de la création en Bretagne de l’enseignement  du portugais, UHB, UBO, U. NANTES, 1977.

MOREL Anne, La guerre de course à Saint Malo, Paris,éd.Académie de marine, 1958.

PONCETTON  François, Monsieur Duguay-Trouin corsaire du roi , Paris, éd. Lib.Plon,1930.

POULAIN M.-J., Duguay-Trouin et Saint-Malo, la cité corsaire d’après les documents inédits : la course au XVIIIèmesiècle, Paris, éd. Librairie académique Didier, 1882.

TORRES  Antônio, O Nobre Seqüestrador, Rio de Janeiro – São Paulo, ed.Record, 2003.

VERCEL Roger, Visages de corsaires, Paris, éd. Albin  Michel, 1996.

[1] FREVILLE Henri, L’Intendance de Bretagne, Rennes, 1953, p.29.

[2] POULAIN J., Duguay-Trouin. Corsaire-écrivain, p. 110 In A. Morel, La guerre de course à Saint Malo, p.89.

[3] MIARD Louis, « La prise de Rio de Janeiro par Duguay-Trouin en 1711 » in La Bretagne Le Portugal

Le  Brésil. Echanges et rapports, Actes du Cinquantenaire de la création en Bretagne de l’enseignement du portugais, UHB, UBO, U. NANTES, 1977.

[4] DE LA LANDELLE G., Histoire de Duguay-Trouin, Paris, éd. Sagnier et Bray, 1844, p.4.

[5] PONCETTON  François, Monsieur Duguay-Trouin corsaire du roi , Paris, éd. Lib.Plon, p.non numérotée.

[6] ID., ibid., p. 304.

[7] DUGUAY-TROUIN, op.cit.,pp.166-210.

[8] TORRES Antônio, op. cit., p.150.

[9] ID.,ibid.,p.160.

[10] ID.,ibid.,p.161-162.

[11] ID.,ibid.,p. 241.

[12] TORRES Antônio, op. cit., p. 243.

[13] DUGUAY-TROUIN René,op. cit., p. 205.

[14] ID., ibid., p. 209.

[15] TORRES Antônio, op. cit., p. 11.

[16] ID., ibid., p. 11.

[17] ID., ibid., p. 12.

[18] ID., ibid., p.177.

[19] ID., ibid., p. 215.

[20] Le mot sequestrateur n’apparaît dans aucun des dictionnaires consultés ( Littré, Trésor de la langue française, Le grand Robert) seulement dans des blogs sur  Internet.

[21] TORRES Antônio, op. cit., p. 222.

[22] ID., ibid., p. 12.

[23] ID., ibid., p. 247.

Requeim for the Indians of Brazil – Paulo Becker

Paulo Becker*
Written especially for the magazine VOX XXI, Porto Alegre, RS, October of 2001.

REQUEIM FOR THE INDIANS OF BRAZIL

In a novel that is neither long nor short, Antônio Torres narrates the process of the occupation of Brazil by Portuguese colonizers.  Or what could more aptly be described as the inglorious struggle of the Brazilian Indians for their land and liberty.

Despite the tragic theme, the narrator recounts the events of the first century of colonization with humor and fluency.  He focuses on the years immediately before and after 1557, the year of the death of Cunhambebe, the “querido cannibal” of the book’s title.   Cunhambebe, whose name literally means “tongue that moves slowly” (what we might call soft-spoken), was chief of the Tupinabás, a tribe allied with the French that vehemently fought the Portuguese colonizers.  A man of impressive physical strength and indisputable courage, Cunhambebe wrote his legend in blood. He waged unrelenting battle against his enemies, be they neighboring tribes involved in territorial disputes, or the Portuguese, labeled by the Indians as “perós” or ferocious, for trying to turn them into slaves.  In Torres’s opinion, Cunhambebe was the strongest and most feared of all Brazilian Indian chiefs.  Unequalled in the arts of war, he treated his enemies with unimaginable cruelty, and then devoured them.

But Cunhambebe isn’t the story’s only hero.  The chief Aimberê is held in the same high regards. He was responsible for uniting many tribal chiefs, including Cunhambebe, in the Tamois Confederation, whose objective was to resist the Portuguese invasion and free already imprisoned Indians.  The Tamois Confederation lasted for twelve years, until 1567, by which time all the member tribes had been annihilated by an army under the command of Mem de Sá, then Governor of Brazil.  However, during that time the confederates turned the lives of the Portuguese into a living hell, and succeeded in negotiating a temporary cease-fire, along with the freedom of many enslaved Indians, in exchange for the lives of two of their hostages, Manuel da Nóbrega and José de Anchieta.  At this point the narration reveals a less known side of Anchieta.   He not only appears as the author of poems and religious doctrines, and the tireless catechizer of Indians (who courageously went to negotiate with them and ended up their prisoner), but as their assassin as well.  When unable to subjugate the savages with words alone, Anchieta put into practice the theory of the Dominican Juan Ginés de Sepúlveda, presented in 1550 at a meeting of the Trent Council in Valadolid, Spain, and stating that savages unwilling to submit themselves to their Portuguese colonizers should be exterminated in the name of justice.  It was on this premise that Anchieta founded his argument to convince Mem de Sá of the necessity to annihilate the Tamois, the tribe that he described as constituting “a wild and carnivorous nation, whose jowls are still full of the meat of the Portuguese”.  After the Portuguese had exterminated mass numbers of indigenous peoples Anchieta rejoiced and spoke of the battle, praising the action of the colonizers:  “Who could boast of the heroic gestures of the chief when faced with the soldiers in the immense killing!  One hundred and seventy villages burned, a thousand houses ruined by the devouring flames, fields and all theirs riches devastated, everywhere the mark of the sword’s blade!”

Torres’s zigzagging narrative intermixes the confrontations between the Indians and the Portuguese with the Portuguese battles against the Dutch and the French, both equally interested in conquering Brazilian territories and riches.  In these wars the Indians always found themselves attacked from both sides.  Those who knew how to choose the winning side (that of the Portuguese), such as Araribóia and later Martim Afonso, would receive honors and glory in the future.  Others, like Cunhambebe and Aimberê, allied themselves with the French, but without ceding the autonomy of the indigenous nations, and were defeated and forgotten in history’s official version.

As a consequence of their being forgotten, another hero emerges:  none other than the narrator.   Doubling as historian, the narrator either devours ancient historical documents and travel diaries, or wanders the streets of Rio searching for clues to its remote past in the city’s historic plantations and the collective memory of its people.  It is due to this narrator, who tells the other version of the story, as Walter Benjamin would have liked, that the Brazilian Indians emerge with their dignity.  Despite their defeat, they died fighting, as Cunhambebe thought it dignified to die, defending their land, values, and customs.  At the end of the novel it is the narrator who rises energetically against the accommodating position of today’s authorities, who have resolved to erase from their consciousness such past conflicts and weakened utopias with the absurd excuse that researching them would be a waste of time.  Faced with a declaration by a visiting authority from Lisbon that it is futile to argue the story, the narrator defiantly poses the question:  “A waste of time for who, white-face?” and adds:  “Give me a break, ó pá.”

Meu Querido Cannibal quickly takes the form of a classic.  Its retelling of the history of Brazilian colonization is intriguing and revealing, and its denunciations of the atrocities committed by colonizers against supposed savages remembers texts like “O Paraíso Destruido” by the monk Bartolomé de las Casas, and “As Veias Abertas da America Latina” by Eduardo Galeano. Torres masters the formal aspects as well, succeeding in giving the narrative an obsessive rhythm.  Without getting caught up in descriptions or interpretations, the narrator restricts himself to the presentation, in the form of flashbacks, of a few significant yet little known facts about the nation’s past. The action takes place through successive temporal dislocations, and is constantly confronted with the vicissitudes of contemporary Brazilian society as a referential contrast.  Finally, the language of the work is detached and irreverent, marking the distance of the narrator, who puts himself to the task of cannibalizing history when confronted by the pompous and ugly discourse of the official version.

From now on, Meu Querido Canibal will take its place alongside other highly respected works such as those of Euclides da Cunha, Mário de Andrade, Sérgio Buarque de Holanda, and Gilberto Freyre, as an obligatory reference for those who would like to reflect on the problematic identity of the Brazilian people.  This is no small accomplishment.

*Poet, essayist, and professor of Literature at UPF. Becker was member of the jury committee for the Passo Fundo Zaffari & Bourbon Award/ 2001, whose winners were Meu Querido Canibal, by Antônio Torres, and NUR na Escuridão, by Salim Miguel.

This review was originally written in Portuguese and translated into English by Paige Apgar Continentino.

Essa Terra, A Contemporary Classic – Aleilton Fonseca

Essa Terra, A Contemporary Classic

Aleilton Fonseca*

This year Antonio Torres’s novel Essa Terra commemorates twenty-five years of circulation with the publication of a fifteenth edition by Record Publishing House. The novel has been translated into ten different languages since its debut in 1976, and studied in articles, essays, and theses in Brazil and abroad. It was an instant success, deserving of critics’ praise as a mature and masterful work, and many additional editions have since been published.

Essa Terra focuses on the experience of a family from the Bahian Sertão, who suffer the drama of migration from the northern states south to São Paulo, and its psychological and social consequences. We see the protagonist’s story unfold through the eyes of his younger brother, Totonhim. Nelo is a migrant who leaves his home, family, and identity behind in order to become part of the great Paulistano metropolis, and in it becomes lost, only to later find himself broken and without roots. He returns to his parent’s home sick, abandoned, and disillusioned, and unable to shoulder the weight of his shame at not having lived up to his family’s expectations, especially those of his mother who had imagined him as rich and successful. Nelo’s suicide is the knot in the theme, a synthesis of the problems of frustration and loss of roots that eventually destroy the character. This pungent drama is a very precise kind of fiction, of great aesthetic force, that serves as testimony to a dramatic aspect of mid twentieth century Brazilian society. It can also be considered a consolidated memorial to the screaming contrast between the great centers of urban development, and the forgotten Sertão, left to its own destiny, and from which the only escape are the lonely highways that stretch into the horizon.

Essa Terra has the magic touch of great novels, awakening in the reader a commiserate sense of reflection over familiar characters and the conditions of their existence, instigating a desire for understanding and solidarity, and provoking a more profound image of man. The novel makes us see the reality of those cast out more clearly and thoroughly, recognizing them as victims of a historical drama. As we read we feel the same sensation provoked by Vidas Secas, as well as the mark of dignity embodied by the people of the Sertão in Os Sertões. The writing is dense yet not overly formal, and is masterfully woven, incorporating technical precision into the delicate treatment of its subject. Despite the plot’s tension, the author maintains a balanced camaraderie between his characters, in a prose that seduces its readers and appeals to their sense of compassion, as it draws them into the personal dramas of each character.

Migration is a universal phenomenon, as is demographically unequal development. Country, city, and metropolis, the same patterns of development can be seen in all countries around the globe. The dramas of travel, of losing one’s roots, of diaspora, and of the loss of values make Essa Terra a universal novel. It addresses the particular affect that this tendency has had in Brazil, in the trek from Sertão to metropolis and back again, not only in the most obvious differences caused by people and lives that are essentially displaced, but also in the more subtle transitions of values, behavior, personal dreams, and living conditions.

The existence of such a widely known and unanimously praised work is highly auspicious for Brazilian literature. Written on the auge of the fourth quarter of the twentieth century, Essa Terra is of the same vein as O Quinze, Vidas Secas, and Vila Real, gifted with the same ability to truly understand the saga of the people of the Brazilian northeast, and the adverse conditions that surround them. Given the high critical acclaim that it has received bit by bit in its successive 15 editions, and the saga that it passed in foreign countries and universities in respective translations, Essa Terra deserves to be ranked among other great Brazilian novels. It is one of those contemporary classics that becomes steadily more visible on the list of books that will never be forgotten. Those books that have become the object of constant study and references, material for exams and competitions, and that compose part of the current scholastic cannon, a place held by only the most highly revered of novels. Torres’s novel has the rare quality of being at the same time profound and accessible to a widely varied public. Rich not only aesthetically, but also in social significance, the novel uses a dialogue that bridges educational interests, equally intriguing to those who study culture, history, and human geography, among other things.

Essa Terra, this life, this search – this journey, on which we’ve been invited in such a way that at the end of its trajectory we too can exorcise the human and social drama of Nelo in the narrative and comprehensive way that Totonhim, the narrator, has taught us to do. Teaching how to understand life isn’t the social role of the writer, but does it go beyond his irrefutable commitment to art? To better understand these questions, we read Totonhim, Totonho, Totinho, or simply, Antônio Torres.

________________________
*Aleilton Fonseca is a writer and a professor at UEFS, author of Jaú dos Bois (1997), and O Desterro dos Mortos (2001), and short stories, both published by Relume Dumará. He is currently working on Nhô Guimarães: Estórias Gerais, a fictional biography of Guimarães Rosa. aleilton@terra.com.br

Le Coup de Coeur de Frédéric Vitoux – [Le Nouvel Observateur, 26 oct 2000]

LE COUP DE COEUR DE FRÉDÉRIC VITOUX [Le Nouvel Observateur, 26 oct 2000]

Retour à Bahia

L’immense Nordeste brésilien avec sa pauvreté, sa violence, sa truculence et sa magie semble indissolublement lié à l’oeuvre romanesque  de Jorge Amado ou à certains films du défunt cinéma novo comme”le Dieu  noir et le Diable blond”de Glauber Rocha. Du coup, il nous paraît presque irréel, ce Nordeste, sous la plume d’Antonio Torres. Après vingt ans d’absence, un fils qui a trouvé un emploi salarié dans une banque de Sao Paulo revient au pays pour fêter les quatre-vingts ans de son père qui vit Seul dans um village perdu. Ce n’était pas une mince affaire de le quitter autrefois, ce village. A pied ou à cheval par une route terreuse pour gagner une bourgade. Puis l’attente,là-bas, d’um transport motorisé vers une gare lointaine,l’arrivée à Salvador de Bahia, et, au bas mot, sept jours encore de train, sans compter les  déraillements, pour atteindre Sao Paulo: Le fils, lui, est revenu em deux jours.L’avion, la voiture, des routes goudronnées. Et voilà au fond l’essentiel. S’il n’y a pas de folie littéraire chez Antonio Torres, c’est parce qu’il a emprunté l’avion, la voiture et des routes goudronnées. Parce qu’il n’est pas, en somme, de la génération de Jorge Amado ou Glauber Rocha. “Chien et loup”joué précisément de ce décalage. Avec une tendresse et une fidélité mélancolique et désolée aux paysages d’enfance du narrateur. Où rien n’a changé. Où tout a changé. Où la jolie petite fille blonde de la cour de récréation est devenue une sensuelle maîtresse d’école. Où des paraboles bourgeonnent sur les toits des maisons. Où pourtant tout semble encore immobile. Entre chien et loup. Miracle ambigu de la littérature. F.V.

“Chien et loup”,par Antonio Torres, traduit du brésilien par Cécile Tricoire, Phébus,216p.,119F.

El Pais Cultural / no 515 (Montevideo / Uruguay), Setiembre 1999

El Pais Cultural / no 515 (Montevideo / Uruguay)
Setiembre 1999

UN NOVELISTA DEL SERTÂO
Rosario Peyrou

Nacido en Bahía en 1940 en un pequeño pueblo del sertão, Antônio Torres tiene una larga trayectoria como novelista. Su primer libro, Un perro aullándole a Ia luna fue considerado Ia revelación del año por Ia crítica brasileña en el momento de su aparición (1972), y se publicó en español en Buenos Aires por Sudamericana. El segundo, Los hombres de Ios pies redondos (1972), es una novela más experimental, que refleja su experiencia en Portugal al final del salazarismo. Pero fue Esa tierra (1976) el libro que lo consagró, dentro y fuera de su país, como uno de Ios novelistas más destacados del Brasil. Luego vendrían Carta al obispo (1979), Adiós viejo (1981), y Balada de Ia infancia perdida (1986), inspirado en un poema de Lorca que Torres leyó cuando era muy joven en Ia Biblioteca Mario de Andrade de San Pablo, recién Ilegado a Ia ciudad. Un taxi para Viena d’Austria (1991), su libro más carioca, va en Ia quinta edición y fue publicado en francés por Gallimard. En 1997 salió su última novela El perro y el lobo.

Inquieto, bienhumorado, Torres ha incursionado también en Ia crónica. Lo hizo en 1996 con un libro sobre el centro de Rio de Janeiro y en 1998 con El Circo en el Brasil.

¿Cómo sitúa su propia obra en la literatura brasileña?

– Tengo un pie en Ia tradición y otro fuera de ella. Pertenezco a Ia generación de Ios años 70 que tiene un grupo amplio de escritores: desde Marcio Sousa en Manaus a Moacir Sclyar en Porto Alegre. Uno de Ios nombres mayores de mi generación – infelizmente muerto – es el escritor Joâo Antonio. La mayoría de ellos está hoy en Ia primera plana de Ia literatura del Brasil: Joâo Ubaldo Ribeiro, Ignacio Loyola Brandâo y muchos otros, Es una generación que está ligada con Ia anterior, Ia de Carlos Heitor Cony, quien hoy tiene un gran éxito después de 23 años sin publicar nada. Con Ia novela Casi memoria a sus 72 años está produciendo lo mejor de su obra. La generación de Cony es también Ia de Autran Dourado, José J. Veiga, Lygia Fagundes Telles (una verdadera “rainha” de Ia literatura). Estas dos generaciones convocando a los que vienen luego han obtenido un gran espacio internacional. El Salón del Libro de París de 1987, Ia Feria del Libro de Frankfurt en 1984 y en 1998 otra vez el Salón del Libro de París, le han dado especial atención a Ia literatura brasileña. El año pasado concurrimos a París 40 escritores de mi país.

Algunos, como Carlos Heitor Cony, Lygia Fagundes Telles, Nélida Piñón y yo fuimos condecorados con Ia Orden de Ias Artes y Ias Letras.

CASI UN CONTINENTE

En un país con tantas diversidades ¿se puede hablar de una literatura brasileña?

– La literatura brasileña vive aislada dentro del continente, pero tiene una característica curiosa. Hay asociaciones de nuestra narrativa con Ia hispanoamericana, pero hay singularidades que son solamente nuestras. Hay una enorme diversidad de estilos, tendencias, maneras de hacer literatura. Yo soy de Bahía y Joâo Ubaldo Ribeiro también, somos de Ia misma generación, de Ia misma edad, pero somos distintos. El es de Itaparica, en el litoral de Bahía, y yo soy del sertâo, y eso explica que seamos tan diferentes.

Si dentro de un estado, Ios escritores de una misma generación no se parecen entre sí, imagínate lo que sucede si pensamos en todo el país. Cada región tiene una manera de pensar, una cultura propia, no se puede comparar Bahía con Ia Amazonia o Río de Janeiro con Porto Alegre. Eso da una riqueza literaria muy grande.

¿Esas diferencias son mayores en cuanto a Ia temática o hay grandes diferencias de tipo formal?

– En todos Ios sentidos. La literatura brasileña comenzó con una influencia muy fuerte de Ia literatura inglesa. Machado de Assis había leído muy bien a Sterne, pero él es Machado de Assis, por aquello de Ia canibalización. La antropofagia es muy antigua en Brasil. Los escritores anteriores a mí sufrieron influencias del nouveau roman francés, por ejemplo.

Yo siento que mis fuentes principales fueron los nortearnericanos: yo soy aquel chico que arnaba a Faulkner y a Scott Fitzgerald (se ríe). Y claro, hoy cuando me leo me siento pariente próximo de García Márquez y de Rulfo, que son parientes de Faulkner. De modo que somos primos.

PARTIR Y REGRESAR

Su literatura es de ámbito rural fundamentalmente.

– No exactamente. Mi escenario fundamental es Junco, el pueblito donde nací. Ahora lo cambiaron, ya no se llama así. Pero yo escribo mucho sobre el desarraigo, el impulso de abandonar el lugar y sobre el regreso, sobre todo. Uno de mis libros, que vendió más de 150.000 ejemplares, es una novela breve que se Ilama Esa tierra (1976). Está traducida a muchos idiomas. Y es una historia de regreso, sobre un hombre que sale de su tierra en Bahía, va para San Pablo y regresa veinte años después y se mata ahorcado en el gancho de una hamaca. Es una historia real y yo fui a investigar Ia existencia real de este hombre, y no pude saber nada. Nadie quería hablar de él. Entonces me di cuenta que Ia negación del hecho era el verdadero hecho. Y percibí por qué aquella gente no quería hablar de este hombre que fue a San Pablo, regresó y se mató. Porque el sueño del lugar era partir. Si uno parte, regresa y se mata, mata el sueño del lugar. Con este cuadro en mis manos me dije “Tienes que ser un verdadero novelista, buscar Ios hechos, y escribir Ia novela”.

Ese tema recurrente que es el sueño de salir, es un tema arraigado en el sertâo, una tierra de migraciones.

– Claro que Ia pobreza existe y moviliza a Ias personas, pero no es sólo esto. Es Ia seducción de Ia civilización. A partir de Ia época de Juscelino Kubitschek que hizo Ia carretera Río-Bahía, se facilitó el dislocamiento: huir y regresar. Yo recuerdo que era niño cuando llegó el primer camión. Para mí el conductor del camión era el hombre civilizado, empezando por su ropa que era diferente de Ias nuestras, su manera de hablar. lnmediatamente quise ser camionero para salir por el mundo.

El sertâo es una soledad enorme, hay pequeños pueblitos, Ias noches son mayores que los días, noches Ilenas de fantasmas. Hay una gran riqueza de literatura oral, porque Ia gente no sabe leer y escribir.

EL PODER DE LÁ IMAGINACION

¿Cómo nació entonces el escritor?

– El sertâo me hizo escritor cuando era niño, porque fui a una escuela rural, y Ia maestra, que no era de allí, percibió que me gustaba leer y escribir y empezó a hacer una especie de taller literario conmigo todos los días. Yo tenía que leer un texto y después escribir una composición. De ahí salió el escritor. Porque uno de Ios temas recurrentes era “Un día de Iluvia”. Como en el sertâo nunca Ilueve exigía mucha imaginación (se ríe). Y cuando descubrieron que sabía escribir empezaron a aparecer Ios muchachos para que yo escribiera sus cartas de amor. Después Ia muchacha que recibía Ia carta me Ilamaba para que yo se Ia leyera. Y yo después escribía Ia respuesta. Por ese tiempo gané los primeros derechos autorales de mi vida: me pagaban en dulces.

Y ahora sigue escribiendo para ellos.

– Sí, yo cscribo sobre ese pueblo. El año pasado me hicieron un homenaje en ese lugar. Fue la cosa más emocionante de mi vida. Mucho más fuerte que ganar Ia medalla en París. Pero sé que Ia medalla de París ayuda a que en Junco me hagan un homenaje. Tuve que hablar en Ia iglesia porque es el mayor espacio que hay en el pueblo. Y prácticamente todo el pueblo estaba allí. Había 3.500 personas. Y cuando miré esos rostros me quedé helado. Y sólo pude decirles: “Ya hablé de ustedes en todo el mundo, hasta en Bulgaria, pero ahora mirándolos a Ia cara, no sé de qué hablar”. Entonces abrí mi novela más reciente, El perro y el lobo, que es Ia reconstrucción de Ia historia de Esa tierra veinte años después, y Ia abrí donde el personaje que estaba en San Pablo imagina cómo sería volver a su lugar. Leí para ellos, y cuando terminé Ia lectura, miré los rostros y todos estaban contritos, como si yo acabara de rezar Ia misa. Fue una cosa impresionante.

Entonces recordé el día en que de niño subí a aquel mismo altar para ayudar al cura a decir Ia misa en latín, y en aquella ocasión no conseguí recordar toda mi parte. Y les dije que mi estrena en aquella iglesia había sido un fracaso.

Terminé cantando “Introibo ad altare Dei”, y me contestaron en latín “Ad Deum qui laetificat iuventutem meam”. Y vi a una negra con un rostro bellísimo, que cantaba en el coro de Ia iglesia cuando yo era niño, y ahora le caían Ias lágrimas por Ia cara mientras cantaba.

Yo soy ese escritor. Mi escritura viene del amor. Yo busco crear cosas que emocionen. Creo que Ia utopía del arte es crear belleza.

17 setiembre 1999

L’enfance à rebrousse-poil [Le Soir, Bruxelles, 18 déc 2000]

L’enfance à rebrousse-poil – [Le Soir, Bruxelles, 18 déc 2000]

“Chien et loup”, de Torres, un roman témoin de la vigeur dês lettres brésiliennes
Pascale Haubruge

Retour d’un fils au pays. São Paulo l’a pris, comme d’autres avant lui. Vingt ans qu’il est parti tenter sa chance à la ville. Et le revoilà chez lui, dans ce village du Nordeste où, comme lê veut la coutume, son cordon ombilical a été enterré juste aprés sa naissance.

C’est là qu’il a grandi, est tombé sous le charme de la coquine Ines, a regardé le soleil se coucher soir après soir sans s’en lasser jamais. N’empêche, il a quitté ce coin de terre cher aux siens, s’est éloigné d’une mère, d’um père, du monde connu. Porquoi a-t-il attendu vingt ans pour revenir? Pourquoi a-t-il fallu le coup de téléphone d’une soeur pour qu’il vienne fêter les quatre-vingt ans du père? Lê héros de “Chien et loup”est ce fils de retour. Pas vraiment l’enfant prodigue. A d’autres le role du fils de légende. Et par exemple à son aîné, Nelo le pendu, revenu de la ville jadis pour se suicider sans délai dans la maison de son enfance. Tontonhim a peur de l’ombre du cher disparu. Il revient parmi les vivants avec des morts en tête.

La mort rôde entre chien et loup dans “Chien et loup”. Mais pas en ennemie.En compagne plutôt. En invitée des rêves. En complice de la terre, du ciel et de la pluie. En habituée discrète des fêtes du Nordeste. Le village natal de Tontonhim semble plus près de l’éternité que bien des villes à lumières.

Au point que le quadragénaire se demande si tout le monde ne se serait pas mort par hasard dans cette histoire de fous qui semble être la sienne. Morts, les rues du village. Morts, les amis de jadis. Morts, les clients somnolants de l’épicerie-buvette. Lui et son père seraient-ils les seuls vivants du coin? Antonio Torres nous invite a partager les peurs, songes et souvenirs de son héros Tontonhim. On rentre avec ce dernierau pays de l’enfance. On parcourt avec lui, à rebroussepoil, les chemins d’un passé un peu plus nôtre à chaque page. On l’entend penser – à son âge,à sa femme, à son travail instable à la banque du Brésil.On le surprend à parler avec ses fantômes. On perçoit le bruit doux que font en lui les retrouvailles avec l’homme impossible qui lui sert de père.

Références et hommages discrets à quelques grands de la littérature du Brésil, airs de boléro fredonnés, souvenirs de l’ancêtre portugais qui traversa les mers et choisit son épouse parmi les belles de la fôret…” Entre chien et loup”est bien un roman brésilien. Antonio Torres y veille, sans jouer pour autant les rédacteurs de dépliants touristiques. Son récit s’ancre en profondeur, mais avec légèreté dans une terre aride à la mémoire vive.Et c’est un plaisir d’entrer dans le monde qu’il nous partage – òu la religiosité des Indiens se marie aux rires et rites d’hommes et de femmes ne lésinant pas sur la bouteille.

Fêtes et conversations intimes, humour tendre, regard de poète posé sur les choses, les êtres et les histoires, saisie des folies et sagesses brésiliennes…” Chien et loup”nous prend dans ses charmes  latinos au gré de phrases tristes et gaies  racontant le Brésil, l’amour, les racines, l’enfance et d’autres rêves – comme l’aube la plus belle du monde, un coucher de soleil qui n’en finit pas ou l’apprentissage du désir. J’ai marché sur une route qui n’existe plus, en regardant des pâtures et des maisons qui n’existent plus non plus. Ça prend du temps de faire ce genre de promenage, s’excuse le fils au retour d’une balade qui le fait rentrer plus tard que prévu. Du temps perdu, répond le père. Et Tontonhim de lê détromper: J’ai essayé d’imaginer comment c’était avant, comment ça s’est passé.

Compris, le vieux? Compris, lecteur? L’imaginaire a le pouvoir de reconstruire l’impensé,l’impossible,le passé, et dès lors d’ouvrir l’avenir à d’autres réalités. Antonio Torres le prouve, en poète, dans “Chien et loup”.Un roman témoin de la vigueur des lettres brésiliennes comtemporaines Antônio Torres “Chien et loup”, traduit du brésilien par Cécile Tricoire, Phébus, 223 p.p., 809 F(20 E)

Argos. Revista electrónica de literatura – Según Nego de Roseno

Argos. Revista electrónica de literatura
Argos (Online)
ISSN 1562-4072
Publicación trimestral
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Antõnio Torres
Según Nego de Roseno

Patroncito, deme plata.

—Y usted, hombre, ¿para qué quiere dinero? —dice el niño. —Deme plata para tomarme una. —¿No va a trabajar? Papá lo está esperando.

—Voy, pero he de tomarme una.

—Tome dos y vaya de una vez— dice el niño, poniendo las dos monedas en la mano del hombre y retirándose.

—Dios te ayude, patroncito.

Era martes y era el fin de todo —y el último ser vivo del mundo se estaba cayendo de borracho, no bien el sol había rayado.

Ahora no había más misa ni feria ni barraca ni bizcochuelo y la calle volvió a ser lo que siempre fue: una soledad única.

>El niño percibió eso al despertarse. Estaba solo. Como el padre, todos habían retornado a sus verdaderas casas, estanzuelas, cabañas miserables de los alrededores que, si se sumaban, daban más de siete leguas. Hasta tío Ascendino, el último de los beatos (el borracho no contaba) había abandonado su puesto y retornado a su ebanistería. Ahora sólo le faltaba el camino de la roza. Lo peor era la soledad. Era el hambre. Y así, con las tripas roncándole y refregando los dedos en los ojos para limpiar las lagañas, el niño fue descendiendo hacia la venta de Josías Cardoso. Iba a comprar un pan de agua y sal o un pan de maíz. Ahora podía comprar lo que quisiese, porque los tres billetes que el padre le diera compraban muchas cosas. Pero iba despacio. Allá en la roza su padre lo esperaba con una azada.

Felizmente no estaban sólo el niño, el borracho y el dueño de la venta. También estaba Nego de Roseno y su cachila parada en la puerta de la tiendita. La cachila era un poco más que el vehículo que transportaba una panza negra llena de níqueles de los roceros. Era el único orgullo motorizado de Junco y el premio justo para un hombre que pasara toda la vida cargando sus mercaderías a lomo de burro. El niño también estaba fascinado con el progreso de ese hombre y llegaba hasta inventarle la libertad de poder rodar, para arriba y para abajo, al volante de aquel camioncito que, quebrando y atollándose en los caminos, acababa siempre llegando a algún destino. Y tal vez fuese eso lo que él estuviese queriendo decir, en ese momento. Inmóvil dentro de la tiendita, como si fuese uno de los cajones que Nego de Roseno intentaba mudar de posición, el niño ahora admiraba la delicada manera como él, un hombrón desengonzado, arreglaba los frascos de perfume en los estantes. Y fue entonces que Nego de Roseno habló: ¿Quería alguna cosa? Quería, sí. Aquella camisa allí, ¿cuánto vale?

Costaba más que el dinero que llevaba, pero Nego de Roseno lo dejó por el dinero que tenía. Su padre es un buen cliente —dijo— le voy a hacer un descuento.

Su padre. Ahora precisaba inventar una buena mentira, para contar en casa. ¿Por qué se demoró tanto? Porque…

Tal vez se llevase una zurra.

Pero tenía dos panes en una mano y una camisa nueva en la otra —y eso, por el momento era lo que importaba. Una camiseta blanca de mangas caladas (diferente, moderna) la primera cosa que compraba en la vida con su propio dinero. Tampoco mandó poner los panes en la cuenta de su padre, como otras veces. El problema es que su alegría no estaba siendo mayor que su miedo.

¿Quién lo mandó demorarse tanto?

Cuando llegó a la ebanistería, tío Ascendino aún cantaba benditos. Era un viejo muy solitario que vivía rezando y rogando contra las maldades del mundo. Tío Ascendido paró de cantar, paró la azuela, ajustó los tirantes y mostró un camión azul al niño. Hice este para vos. ¿Te gusta el color azul?

El niño ofreció uno de sus panes al tío y el tío Ascendino aprovechó para hacer un café. En tanto esperaba, y ahora con una alegría redoblada por causa del regalo, cambió de camisa.

—Sólo está un poco holgada— dice tío Ascendino. Pero no queda mal. Cuando se lave, encoge. Y tú estás creciendo.

Olvidado del tiempo y de la azada y de la posibilidad de una zurra, el niño conversó mucho, como si fuese un buen compañero para el tío.

—Esta tierra sólo se alegra cuando hay misa, ¿no es?

—Es la pura verdad— dice tío Ascendino. Es una pena solamente tener misa de tiempo en tiempo. Estamos necesitando de un padre que viva aquí y que celebre misa, por lo menos todos los domingos.

—Así lo creo— dice el niño.

—Y tú, ¿cuándo vas al seminario?

—No lo sé, tío.

—Cuando te veo ayudando al padre, tan lindo, quedo pidiendo a Dios para verte un día en una sotana. Iba a ser el mayor orgullo de este lugar. Pero tal vez no viva tanto para ver eso.

Hay una hora cierta en Junco que da para oír una carreta de bueyes cantando del otro lado del universo. Entre las once de la mañana y las tres de la tarde el sol tiembla y hasta las cigarras paran de cantar. El niño iba por el camino atento a los hoyos. Atento al barullo de las ruedas de su camioncito que él empujaba con una horqueta.

El regalo del tío también sirvió de perdón por su demora. Lo que no le perdonaron fue el hecho de haber dado su dinero por una camisa que no valía nada. Burro, burro y bestia. Su padre ordenó: vuelve allá y devuelva esto. Traiga el dinero de vuelta.

Tenía que volver a la calle no había otra forma. Por el camino pedía a Dios que le mostrase por delante los tres billetes que ganara del padre y ahora se encontraban en las manos de Nego de Roseno. Si eso ocurriera, él se sacaría la camisa y volvería a casa sin tener que enfrentar al dueño de la tiendida.

Era una humillación tener que deshacer un negocio que hiciera por su libre voluntad. Pero si Dios no fuese a socorrerlo, mucho menos Nego de Roseno. Pidió el apoyo de Dirce, con los ojos húmedos. Dirce no se movió, pidió el apoyo de Neguinho, que un día había caído a sus pies, en medio de la calle, durante un ataque de epilepsia. Neguinho tampoco dijo nada. ¿Qué especie de hombre era? —preguntaba Nego de Roseno. ¿Compraba una cosa y después se arrepentía? Además la camisa estaba mojada de sudor. En casa, fuera de la azada, ahora lo aguardaba una nueva batería de amenazas y desarreglos. Y ese incidente iba a perturbarle el sueño durante un largo tiempo de su vida.

Como el día en que Neguinho se lanzó en el tanque viejo y murió ahogado, para vengarse de un sopapo que llevaba de su padre. En sus sueños el niño veía a Neguinho debatiéndose y echando espuma en el suelo, con los ojos abotonados y suplicantes, como si le estuviese pidiendo socorro. Esta escena se repetiría en noches al hilo. Por más que el niño rezase por el alma de Neguinho.

Sólo mucho después, cuando la camisa ya estaba rasgada y no servía para nada, fue que él dio el caso por cerrado.

Una noche, su padre volvió, un poco tarde de la calle y se quedó conversando con su madre. Estaba contando respecto a lo que oyera decir a unos hombres sobre el niño. Estaba yo, Josías, compadre Zeca y Nego de Roseno. El niño paró la oreja. Todavía no se habían olvidado de aquello.

—Ahí, Nego de Roseno dijo: da gusto oír a aquel niño hablar. Aquel niño es un hombre —contaba el viejo— los otros, todos, dijeron lo mismo.

Ahora sí, su padre estaba orgulloso.

Publicado originalmente en El País Cultural N° 515, suplemento del diario El País, Montevideo, Uruguay.