Entrevista a Rita-Olivieri Godet, (“Infos Brésil” no 178 – Paris, 15 mars, 2002)
À l’occasion d’une tournée exceptionnelle en France, fait rare pour un écrivain brésilien, Antônio Torres a bien voulu revenir sur deux de ses romans, Essa Terra* et Meu querido canibal, et évoquer ainsi les rapports complexes entre la vie, l’oeuvre, l’Histoire…
DE L’ERRANCE ET DU CANNIBALISME EN LITTÉRATURE
INFOS BRÉSIL. Une partie importante de votre production romanesque repose sur la représentation littéraire de votre ville natale. Par quels procédés l’espace géographique se transforme-t-il en espace littéraire? Dans quelle mesure l’expérience vécue s’intègre-t-elle à la création, dans un roman comme Cette terre?
ANTÔNIO TORRES. Les décors, les personnages et les voix de mon enfance ont considérablement contribué à la formation de mon imaginaire. Mais pour ce qui est du moment où les espaces géographiques se sont transformés en espaces littéraires, je me souviens: c’était un soir, à São Paulo, ma femme, Sonia, m’a demandé de lui raconter une histoire de quand j’étais petit. Ce que j’ai fait. J’ai senti qu’elle étais très émue. Le lendemain, j’ai écrit un conte que j’ai intitulé “Segundo Nego de Roseno** “, repris dans un petit recueil Meninos, eu conto. Il s’agit d’une histoire toute simple, qui s’est passée à Junco où je suis né, aujourd’hui la ville de Satiro Dias. Ce conte est à l’origine de Cette terre, mon troisième roman.. C’este là que Junco est définitivement devenue le matériau de ma mémoire, avec les suites que l’on sait, tout du moins ceux qui m’ont lu, comme dans le récent O cachorro e o lobo*** . Chez moi, le vécu compte beaucoup. Au point que certains pensent que tout ce que j’écris est autobiographique. Pas à ce point! L’auteur de fiction, qu’est-ce qu’on en fait alors?
Les différentes parties du livre, “Cette terre m’apelle”, “Cette terre me rejette”, “Cette terre me rend fou”, “Cette terre m’aime”, mettent en évidence les relations contradictoires entre les personnages et la terre d’où ils viennent. De quel lieu s’agit-il? de Junco? d’Alagoinhas? de Feira de Santana? de São Paulo? Ou simplement des deux facettes, rurale et urbaine, d’un seul et même Brésil qui exclut et condamne son peuple à la misère et à la mort?
Pendant que j’écrivais Cette terre, me revenait à l’esprit l’hymne que nos maîtresses d’école, Madame Serafina, puis Madame Teresa nous faisaient chanter: “Gloire aux hommes / héros de cette terre / Cette patrie chérie / qu’est notre Brésil…” Plus le roman avançait, plus je pensais l’intituler”Ma mère n’est pas gentille”, référence ironique, ou caustique, à notre hymne national. J’ai grandi en entendant et en récitant de magnifiques poèmes patriotiques. Adulte, j’ai compris que “les divines promesses d’espoir” n’étaient pas tenues. Sont arrivés les militaires et leur orgueilleux “Grand Brésil”, alors qu’il en mourait quatre à la minute pour mille dollars, pour citer un vers de Ferreira Gullar. Dans Cette terre, j’ai essayé de montrer un pays dont je ne suis pas bien fier.
À la fin de Cette terre le narrateur-protagoniste, Totonhim, décide de refair le parcours de son frère Nelo: quitter le sertão et partir pour São Paulo. Peut-on voir dans cette décision, le désenracinement comme destin tragique du serganejo? D’autre part, ne peut-on voir dans ces migrations nordestines une forme spécifique des mouvements migratoires dans le monde acctuel? Dans la post-modernité, l’homme moderne serait-il condamné à errer?
L’amputation épistémologique du sertão s’est produite avec l’arrivée du premier camion. L’odeur de l’essence est montée à la tête de plus d’un. Les femmes se sont entichées des hommes-en-auto et n’avaient plus rien à faire des gars du coin, dont la vie tenait au bout d’un manche de houe et qui suintaient la sueur par tous leurs pores. Alors ceux-ci ont voulu être comme ces hommes-en-auto. Ils sont partis. Ce n’est pas uniquement la sécheresse et les mauvaises conditions de vie qui ont chassé le sertanejo de son sertão. Il y a aussi l’appel de la civilisation. Bien sûr qu’il y a des facteurs économiques. Mais c’est aussi la civilisation qui attire – il faut en tenir compte. C’est ça, aujourd’hui nous vivons dans un monde de gens qui errent. Les migrations intérieures ont tendance à dépasser les frontières. Le phénomène semble mondial. Certains en sont déjà à rêver à un monde sans frontières. Comme si c’était une nouvelle utopie, dans un post-tout, utopies comprises.
Le texte hybride de Meu querido canibal* pose de façon radicale la question de la frontière des genres, en intégrant différentes formes narratives comme le récit historique, la chronique, le journal, la fable, sans pourtant renoncer à la fiction. Il s’inscrit ainsi dans une des tendances modernes de la fiction qui interpelle ses propres limites par l’hétérogénéité des formes et des voix qu’elle absorbe. En dehors de Cunhambebe, un autre héros anthropophage est présent dans le texte: le narrateur lui-même qui se consacre à une pratique intertextuelle intense. Dans quelle mesure la thématique du livre a-t-elle déterminé le choix de cette forme de récit?
Ce qui a déterminé la forme narrative de Meu querido canibal a été l’absence d’histoire. À savoir: comme les Indiens n’avaient pas d’écriture, ils n’ont pas laissé de récit de leur existence sur cette terre. Et l’Histoire avec un grand H les a condamnés à l’oubli. Après des années de recherches, je suis arrivé à une conclusion évidente: les Indiens sont exclus de l’Histoire. Il a fallu que je me bouge et que je trouve mon découpage, en me servant de mês stratégies de romancier. Il en est sorti ce texte hybride comme vous le définissez avec précision.
Meu querido canibal, par son titre, annonce déjà l’investissement affectif du narrateur pour son personnage, ce que confirmeront les premières pages du livre. Votre version de l’Histoire se pose pleinement comme un exercice de “héroïcisation” des indiens Tupinambas, et de Cunhambebe en particulier. Tout au long du récit, le narrateur indique les limites de la reconstruction des faits historiques comme le souligne l’emploi récurrent du mot “probablement”. Le texte pose ainsi la question du récit historique. Pourrions-nous arguer à partir de cette lecture que tout récit historique est un récit bâti? Pour l’écrivain Antônio Torres, l’histoire este-elle toujours une fiction?
En quelque sorte. Parce que tout livre d’Histoire a été écrit par quelqu’un qui n’a pas pu s’empêcher de donner sa version des faits. Quand mon regard est tombé sur une notice qui définissait le personnage de Cunhambebe comme “le sauvage dans son expression la plus repoussante”, j’ai été tenté de le traiter en héros, car c’est ainsi que son peuple le voyait. Jusqu’à Villegaignon, le vice-amiral breton qui fut le premier des Européens à s’installer à Rio de Janeiro, aux alentours des années 1555-1559, avec son malheureux projet de création d’une France antarctique sous les tropiques. Car même le Chevalier de Malte a reçu Cunhambebe pendant trente jours, avec toute la pompe et les honneurs d’un chef d’État, d’un roi du Brésil. Pour restaurer la légende de grand guerrier qu’était Cunhambebe, je me devais de remettre en question les récits historiques qui ont minimisé son rôle de chef de la résistance aux colonisateurs. Mon livre est une revanche, indignée et tendre, comme l’a déjà dit le poète bahianais Ruy Espinheira Filho.
Dans la représentation du choc qui s’opère entre deux civilisations: l’occidentale et celle des Indiens brésiliens, qui comme le note le narrateur de Meu querido canibal, ne savaient pas qu’ils étaient des Indiens avant l’arrivée des Blancs, le livre discute d’un problème crucial qui est celui de l’altérité, en dénonçant les conséquences dramatiques d’un regard ethnocentrique. Pensez-vous que la littérature peut contribuer à bâtir des relations interculturelles qui échappent à l’ethnocentrisme?
Feu Einstein disait qu’il est plus facile de détruire un atome qu’un préjugé. Par la simple fait de ne pas être Blancs et de vivre comme ils vivaient, les Indiens ont été considérés par les Européens comme “des bêtes en forme de gens”. Quand je mets ça noir sur blanc, j’ai l’espoir que le lecteur va réagir: “Mais c’est absurde!” C’est ça l’utopie de l’art: pouvoir transformer les coeurs et les mentalités. Soyons utopiques et croyons que la littérature peut contribuer à construire des relations interculturelles qui échappent à l’ethnocentrisme. “Une mappemonde qui n’inclut pas l’utopie ne mérite pas d’être consultée”, disait Oscar Wilde.
Entre les Français et les Portugais qui se disputaient la possession de la terre des Indiens, Meu querido canibal trace un portrait sympathique des premiers par opposition à l’image cruelle que l’on a des colonisateurs du Brésil. Quels sont les éléments qui ont fondé ce type de construction?
Ce qui a fondé ma vision est la différence d’intérêts entre les uns et les autres. Les Français ont été plus diplomates avec les Indiens pour une raison très simple: ils voulaient faire des affaires et non leur prendre leur terre. Ils ont troqué leurs petits miroirs, leurs petits parfums et autres “utilitaires” de la civilisation européenne, contre du bois, du pau brasil, un bois de teinture très recherché par l’industrie textile, des épices, des oiseaux aux riches plumages, etc. Et ils sont tombés sous le charme de la terre et des hommes, et surtout de la profusion de femmes nues. Ils ont fait la fête avec les Indiens. Beaucoup n’ont pas voulu rentrer au pays, et se sont mis à la vie tribale. Il faut aussi bien comprendre que les Portugais ont mis soixante ans, à compter de la découverte du Brésil, avant de s’intéresser à Rio de Janeiro, où se situe mon récit. Donc, les Français s’en sont donnés à coeur joie pendant près d’un bom demi-siècle, à Rio et dans ses merveilleux environs. Quand les Portugais sont arrivés pour chasser le Français, ils avaient comme objectif majeur d’éliminer les tribus regroupées en Confédération des Tamoios. Ce fut un carnage. Je veux dire haut et fort qu’aux premiers temps de la colonisation, les Français ont été plus sympathiques que les Portugais, dans leurs relations avec les indigènes. Quand ils ont changé d’idée, plus tard, et qu’ils ont voulu contrôler le territoire, là, c’est une autre histoire. Ils se sont mis à cracher le feu en occupant Rio de Janeiro, au début du XVIIIe siècle, dans l’espoir de trouver de l’or.
Propos recueillis
par Rita Olivieri-Godet