Colloque du 20 et 21 Octobre 2005
Brigitte THIERION – Université de Rennes II
COMMUNICATION
Un lointain écho de la France Antarctique dans Meu Querido Canibal de Antônio Torres
Cette présentation comportera trois parties, l’une présentera le roman d’Antônio Torres par le biais de son héros, la deuxième parlera de la France Antarctique, la troisième s’attachera à donner une vision de Villegagnon dans la fiction. En conclusion nous relèverons quelques traits significatifs qui permettent de caractériser cette fiction dans une mouvance littéraire.
Meu Querido Canibalfait un retour sur le passé, à partir de la période qui précéda la fondation de Rio de Janeiro, et l’installation de la France Antarctique. L’auteur de Mon Cher Cannibale pose un regard critique sur le processus de colonisation, grâce au récit des mésaventures survenues à celui qui donne son titre à l’ouvrage: Cunhambebe.
Cunhambebe, héros de roman
Cunhambebe, alias Cunhambeba est aussi le roi Quoniambec décrit par André Thevet, – les nombreuses variantes de son nom, énumérées dans le roman, révèlent une identité imprécise. L’auteur nous dit qu’il appartient à la race des Grands Indiens issus des temps légendaires. Il a tout du héros sympathique, possède une taille de géant, une force colossale et une bravoure sans pareille. Antônio Torres reprend le portrait que fit de lui André Thevet, qui le fixa pour la postérité dans la Cosmographie Universelle parue en 1575. Ce portrait flatteur est illustré de deux gravures, l’une le représente lancé dans la bataille, armé de deux bouches à feu qu’il a dérobées sur un bateau ennemi, une sur chaque épaule! L’autre le montre serrant contre son torse puissant une massue ornée de plumes. Cette gravure sera reprise et améliorée dans les Vrais Pourtraits des Hommes Illustres, où Quoniambec figure en bonne place. Cette massue serait celle-là même que Thevet offrit au Roi de France et qui, jusqu’à ces dernières années, se trouvait conservée dans la collection du Musée de l’Homme à Paris. Son sens de l’honneur n’a rien à envier, sous les tropiques s’entend, à celui d’un preux chevalier. Fin stratège et habile diplomate, il est un chef respecté de tous.
Sa seule faiblesse pourrait consister en un ego immodéré, qui le pousse à se vanter d’avoir dévoré plusieurs milliers de prisonniers dont un bon nombre de Lusitaniens… Sans doute ne saurons-nous jamais quelle est la part de réalité, quelle est la part de légende. Ce héros rabelaisien possède un appétit démesuré et redoutable, si l’on songe que son mets de prédilection n’est rien moins que le Portugais rôti. Ce péché mignon sera d’ailleurs, selon l’auteur, à l’origine d’une indigestion qui causera sa perte! La chair du Portugais, sous ce climat, n’étant pas toujours de première fraîcheur…, suggère-t-il.
Toujours selon les propos de l’auteur, reprenant les sources ethnographiques, Cunhambebe est un héros hors norme, un Hercule au combat, vraisemblablement un Attila au lit! On lui connaît en effet de multiples épouses et une nombreuse descendance. Qu’en est-il, là encore, de la réalité ou de la légende, de l’Histoire ou de la fiction? Nul ne le saura jamais.
Hélas, toutes ces qualités réelles ou savamment construites par les artifices de l’imagination fertile de l’écrivain, n’ont que peu de poids au regard des Occidentaux, car son étrangeté, les différences qui le distinguent des envahisseurs venus de l’Occident, relèguent Cunhambebe et ses semblables au rang de barbares, de sauvages, d’animaux, au mieux de curiosités. Cunhambebe est condamné, il ne connaît pas l’usage du fer, ne possède pas d’armes comparables en efficacité à celles de l’envahisseur, son infériorité dans le domaine technique, en fait une victime désignée. A peine quitte-t-il l’âge de pierre, lorsque ses ennemis inventent le capitalisme…
Problème pour l’auteur: comment parler de Cunhambebe et de ses semblables, ces héros anonymes issus d’un peuple n’ayant pas eu accès à l’écriture et dont la mémoire n’a pu se perpétuer qu’au travers de la tradition orale? De ces héros ne subsistent que quelques vestiges dans des noms de lieux, quelques rares traces que l’auteur va suivre avec persévérance et entêtement et dont la quête constitue la troisième et dernière partie de la fiction. Antônio Torres utilise alors les seuls documents écrits accessibles, des sources qu’il liste en fin d’ouvrage, et qui sont comme autant de preuves de l’abondance d’une littérature historique présentant une version univoque de l’Histoire: l’Histoire élaborée par les colonisateurs et les observateurs occidentaux. Nous y trouvons en bonne place les récits ethnographiques de Jean de Léry, d’André Thevet et de Hans Staden, auxquels s’ajoutent des documents d’archives poussiéreux, selon les mots de l’auteur, consultés à La Torre do Tombo à Lisbonne, ainsi que divers écrits d’historiens locaux. De cette Histoire, la parole indienne est absente…
L’écrivain recompose un hypothétique scénario ponctué d’une précision placée entre parenthèses “(presumivelmente)”- vraisemblablement. La narration des faits est sans cesse interrompue par des citations extraites de ses lectures qu’il accompagne de commentaires ironiques, ou critiques et qui témoignent de son indignation.
“Os indígenas brasileiros começaram a conhecer o inferno em 1500 mesmo.”
La deuxième partie de la fiction tente de contrecarrer l’affirmation qui devait affecter la condition des indigènes: “Sem Rei, Sem Lei, Sem Deus”… La fiction argumente, démontre, et s’emploie à faire tomber les préjugés et les idées reçues…
La trame narrative inclut des éléments qui lui sont étrangers, cette caractéristique déplace l’intérêt du récit vers le commentaire affiché par l’auteur et nous incite à nous interroger sur le sens de ce retour sur le passé. S’agit-il d’écrire l’épopée de Cunhambebe? Certes pas. S’agit-il de retracer l’aventure de la France Antarctique? Non plus. L’Histoire, chez Antônio Torres, fait l’objet d’une “digestion” qui favorise un questionnement sur la colonisation sauvage du Continent. Cette réappropriation de leur Histoire par les peuples colonisés, vise à établir des parallèles significatifs destinés à mieux comprendre et affronter le présent. Au fil des pages, Antônio Torres développe une vision critique de chaque épisode de l’Histoire nationale qui ressurgit à sa mémoire de la confrontation avec sa vie quotidienne: des coups de feu entendus depuis son appartement, une conversation de rue, des comportements, un détail toponymique ou topographique… L’Histoire y fait office d’archéologie du présent.
Dans un projet militant, l’auteur élabore une autre version des faits, une vision personnelle, par laquelle il met en accusation le colonisateur. Il est animé du désir de faire connaître à ses lecteurs potentiels, des héros méconnus ou injustement oubliés, dont il est l’héritier et le porte parole, des héros qui l’obsèdent jusqu’à le posséder. Il tente, de la sorte, de rétablir quelques vérités, déformées par la logique construite et entretenue au fil du temps par le colonisateur désireux d’asseoir son autorité. C’est pourquoi l’Histoire des faibles, des oubliés et des opprimés constitue son matériau de prédilection. Grâce à cette remémoration, la littérature rend hommage à ces héros méconnus, traités comme des parias.
La France Antarctique, une incursion française sous les tropiques
Peut-être allez-vous penser que nous nous sommes éloignés de la France Antarctique et de Villegagnon? Pas autant qu’il n’y paraît. En effet, une observation s’impose d’emblée. Si la France Antarctique n’avait pas existé, nous ne connaîtrions sans doute pas l’existence de Cunhambebe, et ce pour plusieurs raisons. Sans cette tentative d’ingérence française, l’attention des Portugais n’aurait pas été attirée par cette portion de terre à ce stade du processus de colonisation, écrit Antônio Torres. Elle se serait davantage concentrée vers la région de Bahia où une colonie était déjà implantée.
Dans un tel scénario, Cunhambebe n’aurait pas eu à réunir la Confédération des Tamoios, composée de plusieurs milliers de guerriers (Tamoio, rappelle Antônio Torres, signifie le plus vieil habitant du lieu.) Il n’aurait pas eu, dès lors, à entreprendre la lutte de résistance, hélas vouée à l’échec, qui devait durer près de 12 années, dans un combat inégal et héroïque, confie l’auteur et qui devait se poursuivre, grâce à l’action de son successeur Aimberê, après la mort de Cunhambebe survenue en 1557.
Sans la France Antarctique, Cunhambebe n’aurait jamais côtoyé l’abbé André Thevet, futur Cosmographe du Roi, qui séjourna sur l’île de Coligny entre novembre 1555 et janvier 1556 lorsque malade, il fut contraint de retourner en Europe. Il lui produisit une impression si forte, qu’il devait l’immortaliser dans ses futurs écrits: Les Singularités de la France Antarctique (1558), la Cosmographie Universelle (1575) puis le Récit des Vrais Pourtraits et Vies des Hommes Illustres (1584).
En effet, Cunhambebe serait probablement passé inaperçu malgré le portrait qu’en fit, en 1557, Hans Staden qui fut son prisonnier durant neuf mois au cours de l’année 1552. Nous savons qu’il fut l’hôte de Villegagnon. Combien de temps séjourna-t-il dans l’île de Coligny aujourd’hui rebaptisée Villegagnon? La durée est variable selon les versions données par Thevet, allant de 18 à 30 jours.
Cette rencontre fait entrer la France Antarctique de plein pied dans la fiction. Elle y occupe une dizaine de pages dans un roman qui en compte 188. C’est dire qu’elle n’est qu’un épisode du roman! Son importance est cependant considérable, voire même capitale, d’un point de vue thématique. Car elle provoque un désordre aux conséquences multiples et durables dans l’Histoire et dans la fiction.
L’installation de Villegagnon sur la côte brésilienne constitue une violation du traité de Tordesillas et une incursion préméditée en territoire étranger de la part de la France. Jusqu’ici, seuls des marins isolés se sont installés parmi les populations indigènes, et quelques navigateurs normands ont établis des relations commerciales avec les populations du littoral, créant un climat propice à l’établissement de relations amicales avec les indigènes.
La France Antarctique se veut une tentative d’installation durable sur ces côtes. Elle est aussi le seul contrepouvoir opposé à la volonté hégémonique portugaise. Elle substitue la relation duelle qui oppose les colons portugais aux indigènes, par une relation triangulaire dans laquelle entrent les Français.
Par le jeu des intérêts commerciaux et politiques, les Français qui, lors des prémices des relations franco-brésiliennes, ne sont pas animés de prétentions colonisatrices, rencontrent les bonnes grâces des populations autochtones et opposent un front uni face aux attaques portugaises. L’Histoire officielle rapporte que les Indigènes, grands dévoreurs de Portugais, ne constituent pas une menace véritable pour les Français. Antônio Torres reprend les propos de Hans Staden, extraits du récit de sa captivité. Il affirme qu’en cas de capture, il suffit de se faire passer pour un Français pour avoir la vie sauve.
L’écrasement de la France Antarctique et l’extermination des Tamoios concluent la première partie de la fiction en forme de conte. Parmi les combattants figure un Français aux cheveux blonds, Ernesto, que son cœur a fait passer du côté indigène.
L’auteur s’y emploie à faire revivre quelques-uns des principaux acteurs de l’Histoire, non sans un certain manichéisme: les indigènes au grand cœur y sont trahis par les fameux prédicateurs jésuites Anchieta et Nóbrega, des illuminés, prêchant la foi catholique et conjuguant le verbe et l’épée, souligne l’auteur, et qui furent les artisans de leur défaite.
Antônio Torres ne cache pas sa défiance à l’égard de la religion. Son regard critique sur ces deux acteurs de l’Histoire et sur l’importance des ministres de l’église, nous ramène à l’épisode de la France Antarctique et plus particulièrement à Nicolas Durand de Villegagnon, animé par une spiritualité ombrageuse.
Nicolas Durand de Villegagnon, un personnage littéraire
L’auteur n’éprouve pas beaucoup de sympathie pour le personnage, même s’il lui concède des qualités certaines dans un curriculum vitae écrit dans un style télégraphique. Il le présente comme un homme cultivé, vaillant soldat, fin stratège et diplomate habile. Le récit de ses exploits guerriers a envahi l’Europe et l’Afrique. Il relève toutefois que malgré ses hauts faits de guerre, et l’esprit chevaleresque dont témoigne le rapt de la jeune Marie Stuart, il tombe en disgrâce auprès d’Henri II qui lui préfère le capitaine du château de Brest. Villegagnon, selon lui, a alors profité des conflits religieux pour s’éloigner de la Cour. Il aurait alors eu une idée lumineuse, susceptible d’apporter une lueur d’espoir dans le climat d’obscurité que traversait la France en proie à des luttes intestines. Il s’agissait de trouver un refuge pour les calvinistes. Un projet entièrement approuvé par Gaspard de Coligny, futur chef Huguenot, influent auprès du Roi.
Antônio Torres cite le récit laissé par Jean de Léry où celui-ci explique les raisons de Villegagnon, lui-même acquis aux idéaux de la Réforme, de trouver un refuge pour les Réformés poursuivis par les persécutions. Gaspard de Coligny aurait fait miroiter au Roi la possibilité de rapporter des richesses, afin que celui-ci soutienne l’expédition. Il lui accorda une aide qui s’éleva à 10 000 francs pour les dépenses du voyage.
La traversée fut difficile et dura quatre mois. Dès son arrivée, le commandant de l’expédition s’attacha à faire construire une forteresse et à rebaptiser l’île de Seregipe en île de Coligny en l’honneur de leur bienfaiteur. Ce détail constitue pour l’auteur une première violation, eu égard aux habitants de ces terres.
Villegagnon vit les indiens comme “des bêtes ayant une apparence humaine.” Et il ne chercha pas à développer de contacts au-delà du strict nécessaire, c’est-à-dire l’approvisionnement en eau et nourriture de l’île. Les problèmes surgirent avec ses propres hommes, auxquels il imposa une discipline de fer, leur interdisant tout commerce avec les populations indigènes. Antônio Torres présente Villegagnon comme un homme “contradictoire et perturbé.” Il souligne le ridicule qu’il y avait à nommer France Antarctique une terre située en pleins tropiques. Il accuse Villegagnon d’avoir succombé au délire des grandeurs, qualifie le projet d’insolite et souligne les bizarreries qui l’affectent, – notamment la prétention de créer la “Henry –Ville”. Tout cela, selon lui, afin de consolider une ambition personnelle et d’exciter des jalousies à la Cour.
L’auteur le présente comme un homme rude, austère et rigide. Il souligne ses revirements en matière de religion. Dans un long paragraphe, il énumère les exactions auxquelles il s’est livré: ses démêlés avec les ministres du culte envoyés par Calvin, la noyade et la strangulation de trois des cinq calvinistes qui durent abandonner le bateau qui devaient les ramener en France après que la querelle eut été consommée. Ces crimes contre les protestants devaient figurer dans le martyrologue de Jean Crespin paru en 1564. Chevalier de Malte, ayant fait vœu de chasteté, il imposa à ses hommes une ascèse physique sévère. Au nom de ces principes, et de la piètre image qu’il avait des Indigènes, il mutilait ou faisait marquer au fer rouge les femmes ayant entretenu des relations sexuelles avec les hommes de la colonie. L’arrivée des cinq donzelles venues de Genève sur le bateau des réformés, et leur mariage précipité, provoqua une fuite massive des hommes de la colonie, excédés par les lourdes tâches, les privations et la discipline. Selon l’auteur, ces raisons, ajoutées à la querelle religieuse, précipitèrent l’échec retentissant de la France Antarctique. La fiction se fait l’écho de rumeurs selon lesquelles, en dépit de la règle sévère imposée à ses hommes, il aurait succombé à son tour aux charmes des beautés tropicales et rappelle le surnom de “Caïn des Amériques” dont il fut affublé après l’épisode qui devait préfigurer les guerres de religion.
S’il fut malchanceux, celui qui s’auto-proclama Vice-roi, selon Antônio Torres, s’illustra comme le chevalier à la “triste figure”. Il lui accorde, néanmoins comme “un lot de consolation”, selon ses propres termes, le fait d’avoir été le premier à investir, ce qui devait devenir plus tard Rio de Janeiro. Et ironie du sort, ajoute-t-il, les Indigènes, les “barbares” dans le texte, qui lui donnèrent le diminutif, de “Pai Colas”, furent les seuls à lui témoigner ainsi une marque d’affection.
Villegagnon regagna l’Europe après quatre années passées dans l’île, afin de se justifier auprès du Roi, des accusations portées contre lui.
Brouillé avec sa famille, oublié de tous, il mourut en 1571, sans être jamais retourné au Brésil. L’auteur conclut par ces mots:
“Para falar nisso, bem que na sua tumba poderia constar como epitáfio a predição de um velho índio: “Eu os advirto franceses, que vocês são muito loucos.”
Cette version donnée par Antônio Torres n’épargne pas Villegagnon. L’auteur y demande: quels sont les barbares? Que penser de ceux-là qui s’entretuent pour savoir qu’elle est la nature de la communion? Ceux qui condamnent les Indiens anthropophages et qui mangent le corps de leur Dieu unique?
Jean-Christophe Rufin, dans Rouge Brésil, édité l’année suivante, en 2001, retrace également l’épisode de la France Antarctique. A l’inverse, il témoigne une certaine sympathie pour Villegagnon, un humaniste, un homme cultivé, mais marqué par d’anciennes blessures. Il s’appesantit sur ses tourments, ses déchirements intérieurs. Selon lui, l’homme intègre cède à la violence parce qu’il est impuissant face à l’intolérance dont font preuve les Réformés envoyés par Calvin. Jean-Christophe Rufin met l’accent sur l’extrémisme religieux qui conduit à la déchirure. Les événements font basculer l’Homme solitaire, le pur et vaillant guerrier dans la folie, le délire de la persécution et la tyrannie. C’est l’impossibilité de dialoguer qui constitue le point fort de l’action. Elle va enclencher le mécanisme de basculement dans la violence qui intéresse l’auteur, parce qu’il lui semble universel, et parfaitement transposable dans un monde contemporain, affecté par les guerres et l’intégrisme religieux.
Antônio Torres s’en tient aux faits à l’état brut, nulle approche psychologique du personnage qui ne vit pas sous nos yeux, mais qu’une parole juge et reconstruit. Nous pouvons affirmer que la liste de ses qualités y est écrasée par la place accordée au récit de ses méfaits.
L’attitude de Villegagnon envers les femmes est également un sujet de controverse. L’importance de sa mère, et une blessure de jeunesse encore vivace, expliqueraient son ascétisme. Ses aventures amoureuses en terre brésilienne, à peine suggérées dans la fiction d’Antônio Torres, sont développées dans la version que donne de lui l’écrivain Assis Brasil dans Villegagnon, paixão e guerra na Guanabara (1991).
Pour dégager une vision littéraire de Villegagnon, il faudrait également se pencher sur des romans écrits à la même période comme A Quarta Parte do Mundo de Clóvis Bulcão (1999), Nicolas Durand de Villegagnon ou l’Utopie Tropicale de Serge Elmalan (2007) ou Bois Rouge de Jean-Marie Touratier (1993), sans oublier Le Valet d’aventure de Gilbert Pastor (1990). Les différentes visions développées dans chacun des romans démontrent combien ce personnage, haut en couleur et controversé, constitue un terreau favorable pour que se développe, dans les interstices de l’Histoire, l’imaginaire des écrivains. La multiplication de ces parutions au cours des dernières années révèle un regain d’intérêt pour cette aventure chargée de symboles. En son temps, à partir du témoignage recueillit auprès de son domestique qui avait fait partie de l’expédition, complété par les lectures de Thevet et Léry, Montaigne écrivit deux Essais, – Des Cannibales (Livre I – 1580) et Des Coches (Livre III – 1588), qui participèrent à la création du mythe du “Bon Sauvage.”
Aujourd’hui, c’est cette conséquence que privilégie l’auteur. Grâce donc à Villegagnon et à l’épisode de la France Antarctique, le Bon Sauvage, s’attache à rappeler Antônio Torres, n’est autre qu’un Brésilien. Une thèse également soutenue par Afonso Arinos en 1937 dans un ouvrage paru depuis en français sous le titre L’Indien brésilien et la Révolution française.
C’est dans la recherche du passé que s’exprime la crise de conscience du monde moderne et tout particulièrement du continent sud américain. Ce phénomène de réécriture de l’Histoire, caractéristique de la postmodernité apparue dans les années 1980, a été décrit par Linda Hutcheon. La chercheuse américaine a défini le concept de “métafictions historiographiques”. Par l’humour, la satire ou la parodie, l’Histoire fait l’objet d’un débat et d’une révision, dans un va et vient constant entre plusieurs temporalités et le recours fréquent à l’intertextualité, qui fait entrer l’écho de la rumeur sociale dans un tissu romanesque composite. Ces fictions tentent de tirer les enseignements d’un passé douloureux et sont porteuses d’un projet de société pour l’avenir. Par la réhabilitation des populations jadis opprimées, elles constituent un acte de subversion et de résistance et agissent en faveur d’une décolonisation culturelle, d’un déplacement du centre vers la périphérie, selon les mots de Milton Hatoum. Nombreuses sont les fictions qui, comme Meu Querido Canibal, nous ramènent vers les épisodes fondateurs de la colonisation. Ces temps où tout paraissait possible exercent une fascination qu’exprime Jean-Christophe Rufin:
“L’évocation poétique de ces premiers moments m’a irrésistiblement attiré. J’y ai reconnu le thème qui m’obsède entre tous: celui de la première rencontre entre des civilisations différentes, l’instant de la découverte qui contient en germe toutes les passions et tous les malentendus à naître.”
La relativisation de la connaissance historique autorise implicitement le recours à la fiction et à l’imagination, redéfinissant sans cesse les frontières entre fiction et Histoire. Si certains écrivains sont parfois victimes de l’illusion scientifique, d’autres comme Luiz Antonio de Assis Brasil, affirment que l’Histoire n’est qu’un tissu de mensonges. Voici, selon lui, les propos du Chroniqueur de l’Empereur D. Pedro II quelques mois avant la chute de l’Empire:
“… os geógrafos, como ele sabia, inventam o que não sabem, tal como os historiadores. Aliás, dada a mentira geral, nunca vira um Historiador concordar com outro.”
Rappelons-nous, Thevet le courtisan, Léry le réprouvé.
Dans Meu Querido Canibal, Antônio Torres écrit à l’encre “sympathique”, l’Histoire de ceux qui hier régnaient en maîtres et qui n’ont plus aujourd’hui qu’une portion congrue du territoire.
En écrivain, il déplace le point de vue, déboulonne les statues, égratigne l’ordre savamment imposé, propose un autre regard sur les faits. Ne suggère-t-il pas, avec d’autres écrivains, ses semblables, que la littérature pourrait, si la société lui donnait plus de place, écrire l’Histoire autrement qu’en lettres de sang?
Mais peut-être s’agit-il là encore d’une autre histoire…
OUVRAGES CITES
– ARINOS DE MELO FRANCO, Afonso. – L’Indien brésilien et la Révolution française. – Paris: La table ronde, 2000, 335 p.
– ASSIS BRASIL, Luiz Antonio de. – A Margem Imóvel do Rio. – Porto Alegre: L&PM, 2004, 171 p. [1ª Ed. 2003]
– BULCAO, Clóvis. – A Quarta Parte do Mundo. – São Paulo: Nova Fronteira, 1999, 232 p.
– BRASIL, Assis. – Paraguaçu e Caramuru Origens Escuras da Bahia. – Villegagnon Paixão e Guerra na Guanabara. – Rio de Janeiro: Imago, 1999, 569 p. [2ª Ed.]
– ELMALAN, Serge. – Nicolas Durand de Villegagnon ou l’Utopie Tropicale. – Lausanne, Favre, 2002, 304 p.
– HATOUM, Milton. – in Escrever na Margem da História. – Texto da participação do autor em 4-11-1993 no seminário de escritores brasileiros e alemães, realizado no Instituto Goethe, São Paulo. Http://www.hottopos.com/collat6/milton1.htm
– HUTCHEON, Linda. – Poética do Pós-Modernismo: história, teoria, ficção. – Rio de Janeiro : Imago ed., 1991, 331 p.
– LE GOFF, Jacques. – Histoire et mémoire. – Paris: Gallimard, Folio, 1988, 395 p. (Ed. originale 1977)
– LE REST, Anne-Claire. – “Qu’est-ce que le postmodernisme?” – Entretien avec Linda Hutcheon. – http://www.cru.chateau.free.fr/hutcheon.htm
– LESTRINGANT, Frank. – Le Brésil d’André Thevet, les singularités de la France Antarctique (1557). – Paris: Ed. Chandeigne, 1997, 446 p.
– LESTRINGANT, Frank. – Le Huguenot et le Sauvage. – Paris: Kliencksieck, 1999, 413 p.
– MONTAIGNE, Michel de. – Essais. – Paris: Librairie M.G. Nizet, 1994, 94 p. Tome I, Tome III
– PASTOR, Gilbert. – Le Valet d’aventure. – Paris: Balland, 1990, 283 p.
– RUFIN, Jean-Christophe. – Rouge Brésil. – Paris: Gallimard, 2001, 603 p.
– STADEN, Hans. – Nus, Féroces et Anthropophages.– Paris: A.M. Métailié, 1979, 258 p., traduction Henri Ternaux Compans
– THEVET, André. – Cosmographie Universelle. – Paris: Pierre l’Huillier, 1575, 2 volumes, 138 estampes : gravures sur bois : n. et b.; 36 x 45 cm et moins (vol. 2), p. 952
– THEVET, André. – Pourtraits et Vies des Hommes Illustres, grecs latins et payens recueillis de leurs tableaux, livres medalles antiques et modernes. – Paris: Vve I. Kervert et G. Chaudiere, 1584, Tome II, Livre VIII, chap. 149
– TORRES, Antônio. – Histórias e estórias: as encruzilhadas da França no Brasil, Conférence prononcée à Bordeaux, 16 Mars 2005
– TORRES, Antônio. – Meu Querido Canibal. – R.J./S.P.: Record, 2000, 188 p.
– TOURATIER, Jean-Marie. – Bois Rouge. – Paris: Galilée, 1993, 193 p.