Un cannibale au Salon du livre de Paris: Entretien avec Antônio Torres – Par Dominique Stoenesco – LUSO JORNAL » – n°210 – 18 mars 2015

« LUSO JORNAL » – n°210 – 18 mars 2015

Un cannibale au Salon du livre de Paris

Entretien avec Antônio Torres

Par Dominique Stoenesco

À l’occasion de la parution en français de son livre « Mon cher cannibale » (éd. Pétra, mars 2015) et de sa présence au Salon du livre de Paris (20-23 mars), Antônio Torres a bien voulu nous accorder cet entretien.  

LusoJornal : Dans le « Jornal de Letras » du 27.11.2013, vous disiez ceci: “Pour quelqu’un qui est né à la campagne et qui était destiné aux travaux des champs, suspendu au manche d’une houe, devenir écrivain semblait être un rêve lointain. » Alors qu’est-ce qui vous a fait aimer les livres et l’écriture ?

Antônio Torres : Oui, je suis issu du monde agraire et analphabète, où la découverte du mot écrit a été une conquête extraordinaire. Tout a commencé lorsqu’un jour ma mère me montra un abécédaire et m’expliqua qu’il contenait toutes les lettres qui nous permettent de donner un nom à tout ce qui existe sur la Terre et dans le ciel – elle était très croyante, et l’est  encore. Aussitôt, ce fut pour moi un émerveillement de découvrir que les lettres avaient des noms, comme les personnes et les choses, et que chacune avait une forme particulière, une espèce de personnalité. Voyant mon étonnement, ma mère se dépêcha de m’inscrire à l’école du village, où j’ai eu deux maîtresses. La première, dès que les élèves apprenaient à lire, elle leur demandait de lire des poésies, à voix haute. La deuxième, en plus de la lecture en classe, elle nous donnait des exercices écrits, presque tous les jours. Une fois, elle nous avait demandé d’écrire un texte sur un jour de pluie. Probablement, c’est ce jour-là qu’est né en moi l’auteur de fictions que je suis, car dans notre village c’était plutôt la sécheresse qui régnait. Pour écrire sur la pluie il fallait avoir beaucoup d’imagination…

LusoJornal : Quel bilan faites-vous de votre travail d’écrivain depuis 1972, date de publication de « Um cão uivando para a lua », votre premier roman ? Lequel de vos livres a eu le plus de succès au Brésil et lequel préférez-vous ?

Antônio Torres : J’ai eu la chance de débuter en littérature avec un roman qui a eu un écho très favorable auprès de la critique et du public. L’histoire se situe à la limite entre la raison et la folie, elle a été saluée avec des titres tels que: « L’électrochoc » ou « La révélation de l’année ». Dans le deuxième livre, « Os homens dos pés redondos », la critique a été inégale, mais elle a continué à parier sur l’auteur. Puis ce fut « Essa terra », en 1976, avec un tirage de 30 mille exemplaires qui s’épuisèrent rapidement. Ce livre est aujourd’hui à sa 28ème édition au Brésil et il totalise 15 traductions – dont une qui vient de sortir au Vietnam, faite à partir de la version française ! D’ailleurs, sa carrière internationale a commencé en France, édité chez Anne-Marie Métailié, sous le titre de « Cette terre », traduit par Jacques Thiériot. « Essa terra » a été le premier de ce qui est devenu une trilogie, avec « O cachorro e o lobo » (« Chien et loup », édition Phébus, traduction de Cécile Tricoire) et « Pelo fundo da agulha ». Ensuite, j’ai cherché à changer de scénario et de thème (comme dans « Un taxi pour Vienne d’Autriche », paru chez Gallimard, avec une traduction de Henri Raillard), pour ne pas continuer à « jouer de la samba avec toujours la même note ». Mon livre préféré ? Difficile à dire. Peut-être “O nobre sequestrador”, qui évoque l’invasion française de Rio de Janeiro, en 1711, par René Duguay-Trouin, le corsaire du roi Louis XIV. L’écrire fut un tour de force pour moi, car pour connaître tous les méandres de cette histoire j’ai dû aller jusqu’à Saint Malo, où sa statue nous raconte son histoire, et aussi à La Rochelle, d’où il était parti.

LusoJornal : Précisément, « Mon cher cannibale », dont l’action se déroule au milieu du XVIe siècle, marque un virage très net par rapport aux thèmes abordés dans vos romans antérieurs. Comment est née votre envie d’écrire sur cette période de l’histoire du Brésil ?

AntônioTorres : J’ai été très attiré par la figure du héros Cunhambebe. Nous sommes un peuple qui passe son temps à répéter que nous n’avons pas de héros. Un jour, je suis tombé sur un livre de l’historien brésilien Gastão Cruls et j’ai découvert en cinq lignes le personnage Cunhambebe. J’ai appris qu’il avait été un vaillant guerrier, malgré ce que les autres historiens affirmaient, le considérant comme un Sauvage répugnant et fantasque. En lisant ces affirmations, qui n’étaient pas celles de G. Cruls, je me suis dit que derrière cet homme, auquel on avait prêté si peu d’attention, il y avait une figure emblématique. En tant que romancier, j’ai été enchanté par ce personnage. Ainsi, en me lançant sur ses pas j’ai commencé peu à peu à découvrir toute l’histoire de son époque, une histoire jalonnée par des guerres entre les tribus elles-mêmes, qui se battaient pour la terre ou pour des questions familiales. J’ai été aussi très attiré par l’histoire de l’Europe. Car les souffrances de l’Indien, qui ne s’appelait pas encore Indien jusqu’au moment de l’arrivée des colonisateurs, ont été la conséquence des guerres religieuses en Europe et de l’ascension de la bourgeoisie qui voulait élargir son espace commercial. L’Europe s’est alors jetée à l’eau pour atteindre ces rivages où vivaient ces hommes étranges, comme le cannibale Cunhambebe. Cette découverte du monde par l’Europe a été le fait le plus important de son histoire.

Luso Jornal : L’histoire de “Mon cher cannibale” croise celle racontée par Jean-Christophe Rufin dans son roman « Rouge Brésil ». Une histoire qui a mal fini…

Antônio Torres : La première personne qui avait remarqué que « Rouge Brésil » et « Mon cher cannibale » sont des histoires complémentaires, c’est la regrettée Solange Parvaux. Elle avait réussi à réunir les deux auteurs lors d’une table ronde à Expolangues, en 2002, à Paris. En effet, Jean-Christophe Rufin et moi naviguons dans deux aventures qui débouchèrent sur un échec : celle de l’expédition de Villegagnon à Rio de Janeiro, en 1555, dans le but d’y fonder une France Antarctique, et celle de la Confédération des Tamoios, fondée à la même époque pour repousser les Portugais. Rufin s’est intéressé à ceux qui sont allés au Brésil. Et moi, à ceux qui y étaient déjà, les Indiens amis des Français.

Luso Jornal : Mais êtes-vous d’accord pour dire que “Mon cher cannibale” n’est pas seulement une interrogation sur le passé historique du Brésil, et que c’est aussi une tentative de comprendre certains phénomènes de la société brésilienne actuelle?

Antônio Torres : Oui. Ce roman est divisé en 3 parties et, dans la dernière, le narrateur entreprend un voyage à la recherche des traces du vieux peuple indigène, irrémédiablement effacées par le temps. C’est à ce moment-là qu’il essaie de comprendre le passé à la lumière du présent, et le présent à l’ombre du passé. Et il conclut que tout ne fut qu’une histoire remplie de rêves, de cupidité, de bruit et de fureur, ne voulant plus rien dire aujourd’hui…